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Photo de Pierre MertensPierre Mertens

(1939-...)

Dossier

Le roman selon Pierre Mertens

Pierre Mertens : roman de la v茅rit茅 et v茅rit茅 du roman, par Laure Henri-Garand, 8 avril 2016

Chez le Belge Pierre Mertens, la pratique du roman est marqu茅e par une double ambition : celle de donner voix 脿 l'Histoire, et celle de se raconter. Impossible de faire l'un sans l'autre toutefois, puisqu'on 芦 ne peut raconter le monde qu'en se racontant soi-m锚me 禄. (P. Mertens et G. Scarpetta, 1995, p. 120) N茅 le 9 octobre 1939, jour m锚me de l'invasion de la Belgique par l'Allemagne, Mertens prendra rapidement la mesure du poids in茅luctable de l'Histoire sur le destin des hommes, et son choix initial de pratiquer le droit s'inscrira avant tout dans une forte volont茅 de d茅noncer les horreurs commises au nom de la guerre partout 脿 travers le monde . C'est en revanche par le biais de la litt茅rature 鈥 notamment par la d茅couverte de Franz Kafka 鈥 que Mertens prendra conscience de l'existence d'une autre r茅alit茅, d'une autre Histoire, qui, bien qu'existant uniquement dans livres, comme divorc茅e du r茅el, n'en reste pas moins absolument et in茅vitablement听vraie.

Car il ne s'agit pas d'茅noncer un fait pour acc茅der 脿 sa v茅rit茅 : 芦 Nous avons une curieuse mani猫re, en politique comme dans les m茅dias, de chercher des bons et des mauvais. C'est commode! C'est pratique pour l'analyse! Tr猫s souvent, les choses ne se passent pas comme 莽a. Et 脿 force de diaboliser les uns et d'ang茅liser les autres, on se trompe; parfois tr猫s lourdement 禄 (P. Mertens et E. Blattchen, 1998, p. 39). Au contraire, en raison justement de leur neutralit茅 soi-disant objective, Mertens en viendra 脿 consid茅rer les discours juridiques et journalistiques comme facilement manipulables, en plus de leur regrettable tendance 脿 r茅duire les conflits humanitaires aux statistiques et aux enjeux politiques. Or, pour Mertens, l'Histoire est faite par les hommes, et les hommes sont faits de paradoxes et de contradictions. Aussi le roman lui appara卯t-il comme l'unique r茅ponse possible au probl猫me pos茅 par l'Histoire : derri猫re la v茅rit茅 unique et objective des faits se cache la v茅rit茅 subjective de l'homme, une v茅rit茅 multiple et complexe, mais surtout, une v茅rit茅 essentielle en ceci qu'elle tient compte de toutes les facettes de l'exp茅rience humaine.

Il n'y a donc pas, chez Mertens, de meilleur moyen pour acc茅der 脿 la v茅rit茅 que de passer par la fiction. Et le roman, en raison surtout de sa capacit茅 脿 contenir toutes les formes possibles du discours humain, et par ce qu'il permet de faire cohabiter des v茅rit茅s paradoxales, est le genre privil茅gi茅 pour donner voix 脿 l'补耻迟谤别听Histoire, celle des hommes :

"Pour moi il s'agit d'une option 茅thique autant que d'un choix esth茅tique. C'est dire que je comprends tr猫s bien qu'脿 l'heure qu'il est, des romanciers (et je crois que c'est presque sans pr茅c茅dent) passent une partie de leur temps 脿 militer pour le roman. Non pas par autojustification, mais parce qu'ils 茅prouvent le besoin r茅current de faire apercevoir cette chose simple, et encore trop ignor茅e : que le meilleur moyen de tout dire, c'est le roman qui l'offre, parce que c'est le seul genre qui puisse s'emparer de tous les autres. Il y a un pouvoir de pr茅dation magnifique dans le genre romanesque, qui le pousse 脿 annexer la po茅sie, la philosophie, le th茅芒tre, de la r茅flexion morale, de la m茅taphysique, et le contraire en m锚me temps, et que cela peut se faire avec gr芒ce. [...] Les plus belles th茅ories s'茅puisent, mais les romans, eux, peuvent vivre infiniment." (P. Mertens et G. Scarpetta, 1995, p. 136)

Alors que la notion de v茅rit茅 appliqu茅e au r茅el soi-disant empirique ne peut qu'engendrer des absolus, la v茅rit茅 du roman s'inscrit plut么t dans sa capacit茅 de mettre 脿 mal l'id茅e m锚me de v茅rit茅. C'est donc que la v茅rit茅 de l'homme ne peut 锚迟谤别 simplement 芦 dite 禄, elle doit s'incarner, dans la complexit茅 de la forme, et donc dans la fiction. Chez Mertens, le roman n'est pas s茅par茅 du monde, il le听肠谤茅别听en quelque sorte, en donnant entre autres acc猫s 脿 l'autre Histoire, la 芦 vraie 禄 celle-l脿, une Histoire p茅trie des nombreux paradoxes de l'homme.

Articul茅e en trois temps, cette 茅tude tentera donc de circonscrire la po茅tique romanesque de Pierre Mertens telle qu'il la d茅veloppe en entretiens, dans ses articles, et dans ses essais, 脿 l'茅gard de sa conception de la v茅rit茅 romanesque. En premier lieu, je me pencherai sur sa compr茅hension du rapport entre le r茅cit de l'Histoire et la notion de style qui doit sous-tendre ce r茅cit, pour ensuite m'arr锚ter sur ce que le roman peut 茅galement 锚迟谤别 vu comme un art de la trahison. En dernier lieu, je tenterai de comprendre comment chez Mertens, la pratique du roman est comprise comme l'ultime forme d'engagement, en ceci qu'elle seule permet d'engager听l'homme 脿 saisir dans son ensemble la complexit茅 du monde qu'il habite.

1. 芦 Le roman a pour fonction, je crois, de mettre en style l'histoire 禄听(P. Mertens et M.-F. Renard, 2001, p. 209).

La question de l'Histoire est donc fondamentale 脿 la po茅tique romanesque de Mertens. Sensible aux r茅cits cach茅s qui la sous-tendent, son int茅r锚t pour cette autre Histoire r茅sulte incontestablement de l'exp茅rience tr猫s concr猫te que lui permet son travail de juriste et d'observateur judiciaire :

芦 C'est une aubaine que d'avoir d没 en 76, r茅diger un long rapport sur l'茅tat de la r茅pression, la politique de s茅curit茅 nationale et ses cons茅quences : l'exil forc茅, la d茅structuration et le massacre du capital intellectuel du pays par l'exil forc茅, les disparitions, la torture, etc. Avoir d没 r茅diger un rapport l脿-dessus, avec l'oeil froid de l'homme de loi qui visite le pays, c'est le premier aspect. C'est aussi une v茅ritable chance de devoir y revenir par le roman comme dans Terre d'Asile, pour rendre compte au fond de l'essentiel, car c'est dans le roman que j'ai pu le dire. Parce que je crois que la litt茅rature a cette fonction. La litt茅rature dite de fiction parle plus de la r茅alit茅 que les rapports les plus objectifs, les plus neutres, les plus impavides [鈥. Je m'aper莽ois que cela a eu beaucoup plus de port茅e. M锚me dans le monde des r茅fugi茅s dans la Belgique de l'茅poque, le roman a eu plus d'effet. Cela les int茅ressait beaucoup plus que de regarder mon rapport qui, au fond, n'avait rien d'inattendu [鈥 禄.(P. Mertens et G.G. Campos, 2007)

Constatant que ses romans rejoignent avec plus d'efficacit茅 les lecteurs que ne le peuvent ses rapports officiels et autres documents journalistiques, Mertens entrevoit tr猫s t么t l'avantage de la forme romanesque sur l'茅criture dite 芦 objective 禄. D'une part, l'inscription dans le texte d'une subjectivit茅 sp茅cifique, qui s'incarne entre autres dans la voix d'un narrateur 脿 la premi猫re personne, permet au lecteur de se projeter dans l'Histoire, au lieu de simplement en faire l'exp茅rience de l'ext茅rieur. Par le roman, Mertens chercherait donc 脿 produire un effet d'芦 empathie 禄, une question sur laquelle je reviendrai lorsqu'il sera question de r茅fl茅chir 脿 l'engagement litt茅raire. D'autre part, le roman permet de mettre en lumi猫re certains paradoxes, certaines questions laiss茅es en plan par l'Histoire officielle, mais autrement de premi猫re importance dans le d茅roulement des 茅v猫nements.

C'est ainsi qu'脿 propos de son roman听Une paix royale听(1995), dont l'un des th猫mes principaux est l'abdication pr茅matur茅e du roi belge L茅opold III 脿 la suite de plusieurs bourdes politiques importantes, Mertens affirme avoir souhait茅 se concentrer sur le regard que peut porter sur lui-m锚me une figure publique, dont l'image appartient en quelque sorte 脿 la nation qu'il dirige :

芦 Je ne veux pas dire du mal inutilement et sottement des historiens qui se sont empar茅s de L茅opold, dans mon pays ou ailleurs, mais je dois avouer qu'ils m'ont toujours donn茅 l'impression de passer 脿 c么t茅 de la vraie question pos茅e par ce destin, et qui est toute simple : comment 锚迟谤别 roi sans 锚迟谤别 un personnage de th茅芒tre? Comment 锚迟谤别 roi sans 锚迟谤别 un personnage pour soi-m锚me, 脿 la fois incarnant le personnage, et en le regardant ?禄 (P. Mertens et G. Scarpetta, 1995, p. 128)

Pour Mertens, il ne peut y avoir d'茅v猫nement historique sans ces moments profond茅ment 茅tranges et intimes qui informent le comportement de ceux qui participent 脿 l'Histoire. Les discours officiels ne pouvant s'aventurer dans ce type de d茅tail sans risquer de perdre, justement, leur caract猫re objectif, et donc leur l茅gitimit茅, il est du devoir du roman d'en faire 茅tat, de mani猫re 脿 mettre en lumi猫re le caract猫re profond茅ment probl茅matique du rapport entre l'Histoire et les hommes qui la forgent. Le roman听Les 脡blouissements, pour lequel Mertens re莽oit en 1987 le prix M茅dicis, est fond茅 sur un principe semblable. Dans un r茅cent entretien film茅 dans le cadre d'une conf茅rence prononc茅e au Centre Communautaire La茂c Juif, Mertens explique que le choix de traiter dans son roman de la d茅rive id茅ologique du po猫te allemand Gottfried Benn 鈥 en 1933, Benn se lie au parti nazi avant de r茅aliser quelques ann茅es plus tard son erreur 鈥 tient de son d茅sir de comprendre l'impossibilit茅 de revenir sur des actions qui ont affect茅 le cours de l'Histoire : 芦 ... et la question que je pose dans ce roman, c'est, est-ce qu'on ne se remet jamais d'une maladie pareille... Est-ce qu'on ne revient jamais d'un voyage au bout du fourvoiement, lorsqu'il est si grave... 禄. (, consult茅 le 9 octobre 2015.) Contre le r茅cit conventionnel de l'Histoire, qui ne fait selon lui qu'asservir les hommes 脿 la tyrannie de la chronologie, Mertens oppose une complexit茅 et une ambig眉it茅 que seul le roman peut incarner.

De mani猫re g茅n茅rale, donc, l'art, et par extension la litt茅rature, permet 芦 d'appr茅hender [鈥 au minimum la dualit茅 des 锚迟谤别s 禄 (P. Mertens et E. Blattchen, 1998, p. 30) mais le roman s'engage encore plus loin dans l'ambig眉it茅, avec comme r茅sultat que 芦 pour dire l'horreur, il n'y a rien de mieux que le roman 禄 (P. Mertens et E. Blattchen, 1998, p. 16). Un des concepts d茅velopp茅s par Mertens pour rendre compte de sa po茅tique romanesque est la notion de la 芦 seconde chance 禄. Contre la transcription soi-disant 芦 litt茅rale 禄 des faits historiques, Mertens con莽oit le roman comme une forme de sauvetage de l'Histoire, par lequel le romancier revisite les faits, 脿 la fois dans le d茅sordre et par le biais d'un point de vue subjectif, pour ainsi en faire ressortir une v茅rit茅 cach茅e. Il en parle 茅galement en termes de 芦 restructuration romanesque 禄 : 芦 C'est comme si j'avais fait un film et que l'essentiel du film soit rest茅 dans les chutes et que ce soit dans les chutes j'aie fait le roman. 禄 (P. Mertens et G.G. Campos, 2007)

Et d猫s lors qu'on ne peut plus consid茅rer le destin de l'homme ind茅pendamment du cours de l'Histoire, il n'est pas 茅tonnant de constater qu'脿 l'inverse, il est difficile de v茅ritablement comprendre l'Histoire autrement que par le biais de l'茅tude de destins individuels. Aussi le roman de Pierre Mertens octroie-t-il une place tr猫s importante au point de vue autobiographique. En plus d'锚迟谤别 n茅 le m锚me jour que son auteur, Pierre Raymond, le narrateur d'Une paix royale, a v茅cu une enfance en plusieurs points semblable 脿 celle de Pierre Mertens. M锚me chose pour le roman 茅rotique听Perdre, au sujet duquel Mertens explique qu'il lui a sembl茅, au moment d'entamer sa r茅daction, soudainement 芦 impossible [鈥 de dire la v茅rit茅 sexuelle de sa vie en la pr锚tant 脿 un il . 禄 (1997, p. 7) C'est que chez Mertens, la v茅rit茅 historique r茅v茅l茅e par le roman est intimement li茅e 脿 la m茅moire individuelle, chaque roman devenant ainsi comme une nouvelle chance de revisiter son pass茅 en le conjuguant 脿 cette autre Histoire, cr茅茅e par l'espace m锚me du roman.

La perspective autobiographique impr猫gne 茅galement les nombreux essais et critiques litt茅raires du romancier, qui avoue 锚迟谤别 plus ou moins incapable d'茅crire autrement que par le biais de son exp茅rience personnelle, autrement que par le biais de son "humeur" (P. Mertens et P. Tison, 2007, p. 138) . C'est que Mertens souhaite en quelque sorte 茅viter l'茅cueil d'une objectivit茅 illusoire, en affichant d'embl茅e le lieu d'o霉 il r茅fl茅chit 脿 ses mod猫les litt茅raires. 芦 J'ai m锚l茅 脿 ma rencontre avec vous des plans entiers de ma vie 禄, explique-t-il en s'adressant directement aux auteurs dont il parle, 芦 en fait, j'ai racont茅 comment cela s'茅tait vraiment pass茅! [鈥 Ne serait-ce que pour avertir le lecteur qu'on ne lui parlait pas de n'importe o霉, comme un minuscule deus听ex machina.禄 (1997b, p. 7-8) C'est une autre facette importante de la v茅rit茅 romanesque chez Pierre Mertens : que ce soit dans cadre de la fiction ou de la critique, l'茅criture s'incarne toujours dans la voix assum茅e de Pierre qui, bien qu'茅voluant dans le 芦 r茅el 禄, ne peut s'exprimer que par le biais de la fiction.

Ce n'est pas dire toutefois que toute v茅rit茅 soit bonne 脿 dire. En effet, si l'茅criture de Mertens entretient un rapport particuli猫rement intime avec le geste autobiographique, il n'en demeure pas moins que le geste听biographique, lui, n'a pas du tout la cote. C'est l脿 une nuance (et peut-锚迟谤别 un paradoxe) fondamentale de la po茅tique du roman de Mertens : alors que l'entreprise romanesque se pose comme une 芦 seconde chance 禄 pour l'Histoire de se r茅v茅ler par le biais d'une voix subjective, l'entreprise biographie est 脿 l'inverse consid茅r茅e 脿 la fois comme du mauvais documentaire, et du mauvais roman. Il d茅plore ainsi le travail de Max Brod sur la vie de Kafka (comme l'avait fait avant lui Milan Kundera), ou encore celui d'Henri Troyat, sp茅cialiste de la biographie romanc茅e :

芦 Que font la plupart des soi-disant biographes? Eux aussi, il leur arrive d'inventer. Par exemple, Henri Troyat, lorsqu'il relate la mort de Tchekhov 脿 Badenweiler, lui pr锚te tout un monologue int茅rieur. 脌 ce que l'on sait, Henri Troyat ne se trouvait pas dans la chambre o霉 Tchekhov entrait en agonie et, l'e没t-il 茅t茅, en traversant les si猫cles, il n'e没t pas pu se mettre 脿 l'茅coute d'un monologue qui n'茅tait pas pour rien int茅rieur!" (1993, p. 139)

Une accusation plut么t surprenante lorsqu'on songe aux romans eux-m锚mes quelque peu 芦 biographiques 禄 de Mertens (Les 脡blouissements, sur Gottfried Benn,听L'Inde ou l'Am茅rique, en partie sur Christophe Colomb), ou encore 脿 ses textes 芦 biocritiques 禄 tels qu'Uwe Johnson, le scripteur de murs听ou encore听Rilke ou l'ange d茅chir茅. 脌 en croire Mertens, il semble que la distinction entre les deux genres se situe en quelque sorte du c么t茅 du point de vue annonc茅. Le titre de 芦 biographie 禄 placerait d'embl茅e le texte du c么t茅 d'une v茅rit茅 objective, et donc du c么t茅 d'un point de vue critique et distanc茅 qui chercherait 脿 donner la vision la plus juste possible 鈥 la plus proche du r茅el, pour ainsi dire 鈥 du personnage 脿 l'茅tude, tandis que le roman, qu'il soit biographique ou non, est plac茅 du c么t茅 de la fiction, c'est-脿-dire qu'il s'annonce comme 芦 faux 禄 d猫s la premi猫re ligne. Cette posture du roman permettrait donc au lecteur d'acc茅der 脿听une听v茅rit茅 de l'Homme, contrairement 脿 la biographie qui semble recherche听la听v茅rit茅 d'un seul homme. Car 芦 le plus court chemin entre Histoire et histoire 禄 affirme Mertens, 芦 c'est encore d'imaginer . 禄(1993, p. 140)

Que cette distinction pour le moins probl茅matique entre 芦 roman biographique 禄 et 芦 biographie romanc茅e 禄 tienne ou non la route, il demeure 茅vident que la notion de style est centrale 脿 la conception du roman de Mertens. Par 芦 style 禄, Mertens entend :

芦 C'est la capacit茅 d'incarnation. La capacit茅 d'un homme de donner chair et sang 脿 des cr茅atures qui font des guerres, des r茅volutions, qui sont tortur茅es, qui sont lib茅r茅es. Comme il les incarne, 莽a nous concerne. Si nous ne reconnaissons pas notre peau et notre sang dans la peau et le sang des autres, je ne dis pas que les 茅v猫nements n'ont pas lieu, mais ce sont des notions abstraites, scolaires. Et, quelque part, cela cesse rapidement de nous int茅resser 鈥 et m锚me de nous concerner.禄(P. Mertens et M.-F. Renard, 2001, p. 211)

Le style est donc la mise en forme du texte qui permet 脿 l'auteur d'atteindre la conscience du lecteur. Contrairement 脿 la biographie, qui pour Mertens semble faire figure de simple collection d'anecdotes romanc茅es, anecdotes qui r茅v猫lent tr猫s peu sur 芦 l'homme 禄, et encore moins sur l'Histoire 鈥 du moins rien de 芦 vrai 禄 鈥, contrairement aussi aux discours juridiques ou journalistiques, trop neutres pour atteindre le lecteur, le roman, par son travail de la forme, engendre un discours qui lui est absolument consubstantiel, et qui rend en quelque sorte visible une forme de l'Histoire qui 茅tait auparavant dissimul茅e. Mertens parle 茅galement de 芦 musique 禄 : 芦 Le style, c'est aussi laisser entendre une musique. Le livre le plus riche par son message, s'il n'est port茅 par un style, n'est pas de la litt茅rature. [鈥 Tandis que des livres de moindre intelligence, s'ils sont port茅s par une musique, risquent d'茅mouvoir n茅anmoins. 禄(P. Mertens et M.-F. Renard, 2001, p. 212) Chez Mertens, le style, la musique, c'est Marcel Proust qui donne vie 脿 l'affaire Dreyfus, c'est Tolsto茂 qui fait entrer dans l'imaginaire le g茅n茅ral Koutouzov, c'est Kafka qui toise, formule et 茅p猫le, 芦 茅pouvant茅, souvent, mais sans trembler. 禄 (1997b, p. 131) Le style, c'est 茅galement 芦 ce vieux monarchiste r茅actionnaire qu'est Balzac, [qui], vu sous un certain angle, dans ses grands moments, fini par 锚迟谤别 beaucoup plus progressiste qu'on ne le pr茅sume. Parce qu'il est port茅 par un projet romanesque qui le d茅borde. 禄 (P. Mertens et M.-F. Renard, 2001, p. 212)En ce qui concerne sa propre pratique, Mertens con莽oit le style comme le rythme qui portent chacun de ses projets, un rythme qui ne peut jamais 锚迟谤别 r茅p茅t茅, mais qui s'accumule au fil de l'茅criture : 芦 C'est 脿 refaire 脿 chaque fois. On ne peut pas 茅crire听Les Bons offices听avec la m锚me encre que听L'Inde ou l'Am茅rique. C'est impossible. Il y a une interaction entre le propos et la musique d'accompagnement qui fait que le cocktail ne peut rester le m锚me. 禄(1997b, p. 214)

Chez Mertens, le fond et la forme sont absolument indissociables. Le roman, le 芦 vrai 禄 roman, a pour t芒che de donner corps par le biais de la fiction 脿 une subjectivit茅 qu'茅crase l'Histoire, et c'est par cette 芦 seconde chance 禄, 脿 la fois pour l'homme et pour l'Histoire, que se construit la v茅rit茅 du roman. 脌 l'instar de Milan Kundera et de son roman qui ne dit 芦 que ce que le roman peut dire 禄, Mertens consid猫re que le roman, ainsi arrim茅 脿 la 芦 petite 禄 et 脿 la 芦 grande 禄 Histoire, construit une v茅rit茅 que lui seul peut r茅v茅ler.

2. La trahison du roman.

Que ce soit par l'id茅e de la 芦 seconde chance 禄 ou de la 芦 restructuration romanesque 禄, le geste impliqu茅 par la pratique du roman est 茅galement con莽u par Mertens comme une forme de trahison, dans la mesure o霉 le romancier, par son travail, refuse d'en rester aux 芦 faits 禄 et tente de d茅border le r茅el en lui restituant sa dimension fondamentalement probl茅matique.

Une trahison sur le plan formel avant tout, car depuis ses d茅buts le roman se fonde sur la d茅construction des codes et des conventions litt茅raires d'un genre. En se rapportant 脿 une certaine histoire du roman, Mertens fait ainsi remarquer que ce qu'on appelle commun茅ment l' 芦 茅volution 禄 du genre romanesque se pr茅sente en v茅rit茅 comme une s茅rie de petites ou de grandes infid茅lit茅s :

芦 [鈥 Pour les grands romanciers, il ne s'est jamais agi que de trahir les lois du genre romanesque. Cervant猫s a trahi le roman de chevalerie, comme Tolsto茂 a trahi le roman historique, et Conrad ou Melville, le roman maritime. Proust, Joyce, Kafka, Musil, ont trahi ensemble tout le roman en tous ses 茅tats. Le "vrai roman", ce fut, de tout temps, le faux. La sant茅 du roman, ce fut toujours sa crise, cette maladie dont il ne devrait pas gu茅rir sans d茅p茅rir. Exercice de compr茅hension du r茅el, il comporte aussi une le莽on de trouble. Sa vocation, sa mesure, c'est le risque qu'il prend.禄 (1989, p. 31)

Mertens d茅plore ces auteurs 芦 d'oeuvrettes r茅gressives congel茅es, 脿 r茅chauffer au four micro-ondes [鈥 禄(1989, p. 31), qui promettent 脿 leur lecteur l'exp茅rience du 芦 vrai 禄 roman, et il fustige dans le m锚me souffle tous les 茅pith猫tes et cat茅gories 脿 la mode pour ce qu'ils ont de fig茅s et de faux, plus particuli猫rement celui de 芦 post-moderne 禄, qui grince 脿 ses oreilles par sa 芦 ringardise 禄. C'est 芦 qu'il faut toujours grandement se m茅fier des ex茅g猫tes d'occasions [鈥 qui s'autorisent 脿 d茅nier 脿 un romancier la latitude de composer une certaine sorte de roman o霉 eux, les commentateurs, ne reconnaissent pas le cadre traditionnel qu'ils pr锚tent au genre. 禄(1997b, p. 231)

La notion de trahison est encore, sinon plus ad茅quate pour d茅crire le rapport que la pratique romanesque de Mertens entretient avec les id茅ologies dominantes. Car le roman ne doit pas 锚迟谤别 guid茅 par aucune id茅ologie et il ne peut servir de cause autre que celle de sa propre v茅rit茅. Il agit, en quelque sorte, comme un traitre 脿 tout ce qui lui est ext茅rieur. Or, si dans la m锚me veine qu'Hermann Broch et Milan Kundera, Mertens s'avoue m茅fiant de l'attitude lyrique (ou kitsch) en ce qu'elle peut tr猫s rapidement mener 脿 la d茅rive totalitaire, et s'oppose de plusieurs mani猫res 脿 la libert茅 consubstantielle du roman, il refuse de l'exclure compl猫tement de sa po茅tique romanesque, invoquant pour s'expliquer le droit au lyrisme comme composante en r猫gle de l'exp茅rience humaine. Pour Mertens, la d茅nonciation du kitsch comme ennemi principal de la v茅rit茅 du roman, discours bien 脿 la mode chez plusieurs de ses contemporains, devient en elle-m锚me une forme d'id茅ologie totalitaire. C'est ce qu'il d茅finit comme le 芦 kitsch de la n茅gativit茅 禄 :

芦 En formulant un pessimisme 茅troit, et au fond puritain, on ne court pas le risque de d茅ranger l'ordre des choses et, au cri, on pr茅f猫re le grincement. Cela ne porte gu猫re 脿 cons茅quence. On ne transgresse aucun tabou, on ne formule pas l'ombre d'un sacril猫ge. [...] On s'est tellement p茅n茅tr茅 de l'id茅e qu' "on ne fait pas de litt茅rature avec de bons sentiments" que bien des ben锚ts et nombre de pervers se sont manifest茅s, dont la m茅chancet茅 et l'aridit茅 tenaient lieu d'uniques talents. D茅risionner 鈥 faute de mieux 鈥 les sentiments qu'on dit bons, serait-ce 脿 tous les coups un signe d'intelligence?禄 (1997b, 220)

Le kitsch (tout comme l'anti-kitsch), avance Mertens, n'est pas une valeur en soi : c'est un point de vue. 脌 l'instar des th茅oriciens de l'ironie, qui constatent depuis quelques ann茅es que le ph茅nom猫ne ne peut pas se comprendre comme un objet fixe, mais plut么t comme une posture d'茅nonciation ou m锚me de r茅ception, Mertens avance qu' 芦 on est toujours le kitsch de quelqu'un d'autre 禄 : 芦 Le probl猫me 鈥 car il y en a un, et qui se pose surtout aujourd'hui 鈥 c'est qu'on peut finir par trouver kitsch tout et n'importe quoi [鈥. Le kitsch de l'un n'est pas celui de l'autre et chacun, en l'esp猫ce, 茅tablit librement son catalogue personnel, son inventaire, ses hi茅rarchies, chacun formule aussi oukases, interdits et tabous. 禄 ( 1997b, p. 215)

Il semblerait que la neutralisation du sentiment et du lyrisme, en raison surtout de leur potentiel extr锚me d'atteindre la sentimentalit茅 et le kitsch le plus pur (le plus dangereux), s'impose chez Mertens comme 茅tant contraire 脿 l'essence m锚me du roman, essence qui, nous l'avons vu, s'incarne dans la reconstruction d'une v茅rit茅 cach茅e 脿 partir de la grande et la petite Histoire. Or, cette v茅rit茅 se doit d'englober toute l'exp茅rience humaine; d'en exclure le sentiment serait donc contreproductif. Prenant pour exemple ce qu'il consid猫re comme un m茅pris presque institutionnalis茅 du ph茅nom猫ne de l'amour, Mertens prend note de la nature un peu 芦 BCBG 禄 de ce qu'il appelle la posture 芦 antiromantique 禄 :

芦 Ce sont plut么t les moindres ma卯tres du pessimisme ordinaire, 脿 la petite semaine, les misanthropes l茅gers, poids plume, les rh茅toriqueurs peinards du d茅tachement oblig茅 qui se croient autoris茅s 脿 cracher dans la soupe des sentiments, ou tenus, sous peine de d茅choir, d'y vomir. On aura tellement soulign茅 la mi猫vrerie des tendres inclinations 鈥 quand il n'y a rien, parfois, d'aussi violent, impitoyable et fou 鈥 qu'on en a oubli茅 la fadeur de l'inexpressivit茅 affective, son go没t de cendre, la ringardise mondaine des "mauvais sentiments" et du cynisme hard, l'amer sirop et la f茅tide guimauve de la pr茅dation, la cornichonnerie du d茅risionnement, le puritanisme petit-bourgeois de la misogynie : rien ne produit de plus nombreux et navrants clich茅s que cette atrophie, ce mutisme du coeur ! Ah! les dragueurs de n茅ant, les peloteurs du vide, quel paradoxal m茅lo ils nous servent! (Il y a aussi une lamentable cr茅dulit茅 de la froideur.) Cela peut 锚迟谤别 tr猫s chic, tr猫s "classe" de renoncer au sentiment, 脿 son 茅talage. [鈥 Il y a une d茅magogie de l'antiromantisme. Voil脿 le nouveau kitsch !禄 (1997b, p. 236)

脌 maintes reprises, le romancier s'insurgera avec vigueur contre ce qu'il consid猫re comme un embargo, et ira m锚me jusqu'脿 affirmer qu'脿 la source de l'antiromantisme se trouve la peur de la v茅ritable connaissance; la peur, surtout, d'锚迟谤别 mal lu et mal interpr茅t茅; la peur, en somme, de se tromper. Car le roman, continue Mertens, ne peut 锚迟谤别 compl猫tement roman que s'il prend v茅ritablement le risque d'锚迟谤别 compl猫tement roman, c'est-脿-dire, non pas uniquement en nommant la posture kitsch, ou tout autre v茅rit茅 d茅sagr茅able, mais plut么t en l'incarnant, en la rendant vraie par le style, par la forme.

Il illustre davantage son propos en 茅voquant ces grands romanciers (et autres artistes) dont les oeuvres ont marqu茅 l'Histoire, en raison justement de cette capacit茅 脿 int茅grer un certain kitsch 脿 leur mati猫re romanesque :

芦 Aux antipodes des mini-misanthropes, des Cassandres de salon, des vocif茅rateurs d'antichambre, 脿 des ann茅es-lumi猫re de leurs 茅brouements calcul茅s, se dressent alors les grands barbares, les vrais intransigeants, qui ne d茅savouent le cynisme que de la vie m锚me, et le kitsch du monde comme tel, du monde tel qu'il est. Cela n'emp锚che pas les sentiments, et m锚me pas la passion v茅h茅mente et tragique de vivre dans ce monde-l脿. Ceux-l脿 ont pour nom Dosto茂evski, Rimbaud, Flaubert, Tch茅khov, Lautr茅amont, Kafka, Proust, Artaud, Musil, Lowry, Faulkner ou Bataille. M眉nch, Picasso, de Sta毛l et Bacon. Schoenberg, Berg, Webern, Antonioni, Kubrick, Pasolini, Tarkovski. Leur r茅volte, comme celle de Flannery O'Connor, vient de plus loin. R茅bellion "douce", quelquefois, mais ne nous y trompons pas! Ils s'avancent les yeux ouverts sur le fil d'un rasoir. S'ils cultivent le scepticisme, c'est avec passion. S'ils d茅savouent la m茅lasse de sensiblerie, c'est au nom m锚me du sentiment. Et, le cas 茅ch茅ant - mais oui - cela ne va m锚me pas toujours sans un certain pathos [鈥.禄(1997b, 223)

Il semble de plus en plus 茅vident que pour Mertens, l'essence du g茅nie cr茅ateur se situe comme 脿 la lisi猫re de l'exc猫s, dans une position 脿 la fois pr茅caire et inconfortable. Dans cette perspective, le roman, le 芦 vrai 禄, reste celui qui en arrive 脿 trahir toutes les conceptions qui le pr茅c猫dent, qu'elles soient formelles ou id茅ologiques. 芦 Un kitsch n'est pas l'autre si un g茅nie s'en m锚le 禄 (1997b, p. 224), et le refus, ou l'incapacit茅, d'int茅grer le principe de trahison 脿 sa pratique du roman 茅quivaudra pour Mertens 脿 une forme de d茅sengagement allant contre le principe m锚me de la forme romanesque.

3. Le roman ou l'engagement par la fiction.

芦 Ajournement des utopies, mise en cong茅 des angoissantes et castratrices transcendances. Abandon de la m茅taphysique et des grands principes, renoncement 鈥 sans ironie superflue 鈥 脿 l'universel : un n茅o-positivisme r茅gulateur pour industriels avanc茅s. Retour de l'individualisme aux sources arides de la post-modernit茅 et du post-moralisme. Promesse de ne plus avoir de tentation avant-gardiste ni de suppl茅ment d'芒me - ni m锚me d'茅tat d'芒me tout court... Degr茅 z茅ro de l'茅thique. Assomption d'un r茅alisme optimiste et d'une normalit茅 sans souffrances, d'une sexualit茅 sans transes... Simulation d'une irresponsabilit茅 flegmatique et sans remords. Gloire du soft. 禄 (1997b, p. 209)

Fid猫le 脿 sa plume grin莽ante, Mertens est toujours impitoyable 脿 l'茅gard de tous ces 芦 faux 禄 romanciers qui 茅rigent en v茅ritable dogme le refus du sentiment . S'il en parle tr猫s peu de mani猫re explicite, c'est bien toutefois de la notion de l'empathie dont il est ici question, une notion qui appara卯t toute de m锚me de mani猫re assez frappante, en creux de son discours sur l'antiromantisme et sur l'engagement litt茅raire. Car la distance et la froideur ironique que Mertens attribue aux repr茅sentants du roman 芦 antiromantique禄 lui apparaissent comme une forme de m茅pris envers tout un pan de l'exp茅rience humaine, et partant, envers l'essence m锚me du roman. Tels quels, ces romans f茅rocement 芦 anti-lyriques 禄 ne diff猫rent donc aucunement de ceux qui, 脿 l'oppos茅 de ce qu'on pourrait appeler le registre de l'茅motion, accordent une importance d茅mesur茅e 脿 l'amour et 脿 la sentimentalit茅 (romans arlequin, romans de d茅couvertes spirituelles, etc.). Chacun 脿 leur mani猫re, l'un par exc猫s, l'autre par manque, 茅choueront ainsi 脿 reconna卯tre l'objectif fondateur de la pratique romanesque, qui est celui de trahir le r茅el 鈥 l'Histoire, la biographie, la politique鈥 鈥 pour acc茅der 脿 une v茅rit茅 sp茅cifique 脿 sa propre forme. La posture inverse, que Mertens appelle 芦 engagement 禄, mais qu'il aurait pu nommer 芦 empathie 禄, posture qui fonde l'essence du roman, se r茅v猫le en fait comme une sorte de reconnaissance. Sur le plan de l'Histoire, affirme Mertens, l'oubli est une forme de violence . En parall猫le, sur le plan du roman, c'est le 芦 m茅pris 禄, le 芦 cynisme 禄 et l' 芦intol茅rance禄 qui occupent cette position. Le v茅ritable roman est donc par essence 别苍驳补驳茅, puisqu'il proc猫de 脿 la fois de la mise en voix 鈥 en forme 鈥 d'une certaine v茅rit茅, et 脿 la fois du refus, par une certaine distance critique, de l'adh茅sion totale 脿 cette m锚me v茅rit茅.

On comprend donc que l'engagement litt茅raire de Pierre Mertens diff猫re radicalement du cas de figure aujourd'hui in茅vitable qu'est l'engagement litt茅raire de Jean-Paul Sartre. Au contraire de Sartre, qui donnait 脿 la litt茅rature la t芒che sp茅cifique de servir et de d茅fendre la soci茅t茅, Mertens entrevoit l'engagement litt茅raire comme un engagement non pas pour les causes de l'homme, mais pour sa v茅rit茅. C'est que chez Mertens, le roman ne sert pas la politique, il est politique, et ce pr茅cis茅ment par sa forme :

芦 On pourrait soup莽onner qu'il y avait comme une dichotomie, une esp猫ce d'opposition dans l'esprit de ceux qui ont imagin茅 ce th猫me, comme si ce n'茅tait pas 茅vident que politique et style fassent un tr猫s bon m茅nage. Or, pour moi, il n'y a pas de politique litt茅raire que s'il y a du style; et je connais peu d'exemples de style d'o霉 quelque chose de politique soit compl猫tement absent. Rapport oblig茅. Voyez Mallarm茅 ou Joyce. Le style ne fait pas l'茅conomie de l'histoire ou du politique. 禄 (P. Mertens et M.-F. Renard, 2001, p. 209)

Et d猫s lors que tout roman, par sa mani猫re d'incarner l'Histoire, est n茅cessairement 别苍驳补驳茅, tout roman, continue Mertens, est 茅galement 芦 progressiste 禄. Que l'auteur en soit d'ailleurs conscient ou non : de par le simple fait de donner voix 脿 une certaine v茅rit茅, de lui donner forme, le roman permet au monde et 脿 l'homme d'exister, d'锚迟谤别 芦 dits 禄 en quelque sorte, dans toute leur complexit茅. En fait, le roman chez Mertens est d'autant plus 别苍驳补驳茅 qu'il ne se sait pas comme tel :

芦 Tiens! Nous ne voulons pas dissimuler plus longtemps, et cela nous convient bien, que l'engagement, dans la litt茅rature, puisse 锚迟谤别 脿 la limite inconscient et qu'il a tout 脿 gagner 脿 l'锚迟谤别. Alors on est 别苍驳补驳茅 parce qu'on n'a pas pu s'en emp锚cher. Tout 脿 l'oppos茅 de ces intellectuels trop serviles qui n'ont fait qu'ob茅ir 脿 leur mandat imp茅ratif ext茅rieur 脿 eux-m锚mes et n'ont jamais produit que de la f芒cheuse litt茅rature... 禄 (2002, p. 36)

脌 l'instar de Proust, pour qui 芦 il y avait comme une discourtoisie 脿 l'endroit du lecteur 脿 se revendiquer de son engagement, comme si on prenait bien soin, offrant un cadeau 脿 une dame, de laisser sur l'emballage l'茅tiquette indiquant le prix qu'il a cout茅 禄 (1997b, p. 29), Mertens est d'avis que le simple fait de chercher 脿 afficher son 芦 message 禄 a pour effet de g芒ter, en quelque sorte, la v茅rit茅 du roman. 脌 l'茅gard de son oeuvre, notamment听Une paix royale听Mertens explique qu'il a tent茅, pour neutraliser sa fibre politique, de pratiquer ce qu'il appelle la 芦 pu茅rilit茅 parfaite 禄, ou encore, la 芦 fausse na茂vet茅 禄 :

芦 Le regard port茅 sur le roi, et aussi sur son 茅ventuel ressaisissement, qui aboutira 脿 une partielle r茅habilitation, ce regard, lui, ne change pas. Il y une perplexit茅, une interrogation, 脿 propos du roi, qui appartient 脿 un enfant qui sait vieillir comme un enfant perp茅tuel. C'est le principe de ce livre; et je ne suis pas loin de penser que c'est le principe de tout roman. Je crois que les romans qui, dans ma vie, m'ont le plus marqu茅 sont ceux o霉 l'on retrouve cette sorte de "pu茅rilit茅 parfaite".禄 (P. Mertens et G. Scarpetta, 1995, p. 121)

Ce type de na茂vet茅, donc, qui s'apparente 脿 celle d'un enfant qui dirait les choses sans en r茅aliser les cons茅quences, sans tenter d'en entrevoir les implications politiques, vient renforcer le pouvoir d'engagement du roman, puisqu'il r茅affirme par l脿 l'importance de la fiction, du 芦 dire 禄, sur le r茅el.

Aussi, aux accusations de Sartre, qui reprochait 脿 plusieurs romanciers soi-disant bourgeois d'avoir encourag茅 par la production d'une litt茅rature trop d茅sincarn茅e la d茅ch茅ance qui mena entre autres aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale, Mertens r茅pond d'une part que Sartre est dans l'erreur lorsqu'il affirme qu'un Proust, qu'un Kafka se sont terr茅s hors du monde, puisqu'ils se sont en v茅rit茅 eux-m锚mes 别苍驳补驳茅s, peut-锚迟谤别 m锚me beaucoup plus que Sartre (2002, p. 37-43), et, d'autre part, qu'il n'茅tait nul besoin d'inscrire de message politique dans leurs oeuvres pour 锚迟谤别 别苍驳补驳茅s, puisque leurs oeuvres elles-m锚mes y travaillaient, par la forme encore une fois. 芦 Il n'est nullement besoin de s'engager pour 锚迟谤别 别苍驳补驳茅 ! 禄 (2002, p. 36)

Sur le pouvoir de la fiction.

Dans la po茅tique romanesque de Pierre Mertens, la fiction a toujours le dessus sur le r茅el. 芦 J'ai su tr猫s t么t 禄, 茅crit-il, 芦 par d'autres livres, que pour 锚迟谤别 vrai il fallait bien mentir. 禄(P. Mertens et G. Scarpetta, 1995, p. 212) La v茅rit茅 du roman provient donc de son d茅vouement complet, de son engagement, au 芦 mensonge 禄 de la fiction. C'est ce que Mertens appelle le 芦 mentir-vrai 禄, une notion qu'il emprunte 脿 Aragon : 芦 Aragon a en effet montr茅, parfois de fa莽on saisissante, qu'il est, au-del脿 des apparences, une v茅rit茅 que, seul, le d茅tour de la fiction, donc du leurre, voire du mensonge, permet de rejoindre. 禄 (1993, p. 138) C'est par le biais de la lecture que Mertens comprend 芦 que le recours 脿 la forme romanesque n'a pour objet [鈥 que de livrer la cl茅 d'une exp茅rience fondamentale, laquelle n'aurait pu s'engouffrer par aucune autre br猫che ni s'imprimer ailleurs dans le tissu des mots de la litt茅rature . 禄 (1997a, p. 85)

La v茅rit茅 du roman ne se situe donc pas dans sa capacit茅 脿 traduire le r茅el, ou 脿 s'accorder 脿 certaines conventions d'茅criture; et elle ne se situe pas non plus dans sa capacit茅 脿 d茅fendre une th猫se, ou 脿 raconter l'Histoire. Chez Mertens, la v茅rit茅 du roman est d茅finie par le rapport d'engagement que l'茅criture entretient avec la fiction : elle provient de ce que le roman peut produire une forme 芦 autre 禄 pour ainsi rendre vrai, et donc incarner, le mensonge de la fiction.

Ouvrages cit茅s :

  • CAMPOS, Guillermo Garc铆a. 芦 Entretien avec Pierre Mertens, 茅crivain Belge 禄, Critica, 2007, , page consult茅e le 9 octobre 2015.
  • HAMON, Philippe. L'ironie litt茅raire. Essai sur les formes de l'茅criture oblique, Paris, Hachette, coll. 芦 Hachette Universit茅 - Recherches Litt茅raires, 1996.
  • MERTENS, Pierre. 脌 propos de l'engagement litt茅raire, Montr茅al, coll. 芦 Lettres libres 禄, Lux, 2002.
  • MERTENS, Pierre. L'agent double: sur Duras, Gracq, Kundera, etc. Bruxelles, Complexe, coll. 芦 Le Regard litt茅raire 禄, 1989.
  • MERTENS, Pierre. 芦 Entretien avec Pierre Mertens 禄, Bruxelles, CCLJ, 16 novembre 2011, , consult茅 le 9 octobre 2015.
  • MERTENS, Pierre. 芦 Du "mentir-vrai" 脿 la transgression du r茅el 禄, dans G茅rard Laudin et Edgar Mass (dir.), Repr茅sentations de l'histoire. Actes du colloque franco-allemand de Cologne 17-18 juin 1988, Cologne, Janus, 1993, p. 138-140.
  • MERTENS, Pierre. 芦 La face cach茅e du roman fran莽ais 禄 L'atelier du roman, vol. 10, 1997, p. 81-105.
  • MERTENS, Pierre. La violence et l'amn茅sie: chroniques des ann茅es de soufre, Bruxelles, coll. 芦 Quartier Libre 禄, Labor, 2004.
  • MERTENS, Pierre. Une seconde patrie: essai. Paris, Arl茅a, 1997.
  • MERTENS, Pierre et Edmond BLATTCHEN. Pierre Mertens, tout est feu. Bruxelles/ Li猫ge, Alice/ RTBF, 1998.
  • MERTENS, Pierre, et Marie-France RENARD. 芦 Pierre Mertens鈥: Entrevue avec Marie-France Renard 禄, Balises, vol.1 2, 2001/2002, p. 209 16.
  • MERTENS, Pierre et Guy SCARPETTA. 芦 Mon art du roman 禄, La R猫gle du jeu, vol. VI, no 17, 1995, p. 119鈥36.
  • MERTENS, Pierre et Pascale TISON. 芦 Entretien de Pierre Mertens et de Pascale Tison禄, 21藱octobre藱2007, , consult茅 le 10 octobre 2010.

Bibliographie

Ouvrages cit茅s

L'agent double: sur Duras, Gracq, Kundera, etc.,听Bruxelles, Complexe, 1989.

脌 propos de l'engagement litt茅raire, Montr茅al, Lux, 2002.

Avec G. Scarpetta, 芦 Mon art du roman 禄,听La R猫gle du jeu, vol. 6, no 17, p. 119-136, 1995.

芦 Du "mentir-vrai" 脿 la transgression du r茅el 禄,听Repr茅sentations de l'histoire. Actes du colloque franco-allemand de Cologne 17-18 juin '88, 1993, p. 138-140.

Avec E. Blattchen,听Pierre Mertens, tout est feu.听Bruxelles/Li猫ge, Alice/RTBF, 1998.

Avec P. Louvet, et M. Quaghebeur, 芦 L'脡crivain, un intellectuel en crise? Jean Louvet et Pierre Mertens. Entretien public 禄, dans Be茂da Chikhi (茅d.),听Figures tut茅laires, textes fondateurs. Francophonie et h茅ritage critique, Paris, Presses de l'Universit茅 Paris-Sorbonne, 2009, p. 429-453.

芦 Pierre Mertens鈥: Entrevue avec Marie-France Renard 禄,听Balises, vol. 1-2, p. 209-216, 2002

芦 La face cach茅e du roman fran莽ais 禄,听L'atelier du roman, vol. 10, Printemps 1997, p. 81-105.

Une seconde patrie: essai, Paris, Arl茅a, 1997.

芦 Entretien avec Pierre Mertens, 茅crivain belge 禄,听, 2 octobre 2007, consult茅 le 9 octobre 2015.

芦 Entretien de Pierre Mertens et de Pascale Tison 禄,听, 21 octobre 2007, consult茅 le 9 octobre 2015.

Citations

L'agent double: sur Duras, Gracq, Kundera, etc.,听Bruxelles, Complexe, 1989.

芦 Les biographes font donc, eux aussi, "du roman", mais souvent mal ou pauvrement, car ils interdisent 脿 leurs intuitions, 茅ventuellement fond茅es, de s'accomplir vraiment dans l'imaginaire. Le point de vue du romancier n'aurait-il pas plus de chance de toucher juste? 禄 (p. 72)

芦 Parce que, comme l'a tr猫s bien d茅cod茅 Blanchot, Camus entend user ici "de l'art classique 脿 des fins nullement classiques". Et pourquoi agir de la sorte? Parce que Camus n'effectuerait pas le saut qu'il s'impose, s'il n'茅crivait pas un livre qui, sur le plan formel, n'茅tait un livre de rupture (comme il y a des proc猫s du m锚me nom). Il lui faut surgir ailleurs. L脿 o霉 on ne l'attend pas, nous l'avons dit, l脿 o霉 on ne l'esp茅rait plus. Il lui faut casser son image. Pourquoi? Pour rena卯tre. Pour saccager en soi l'茅crivain d茅j脿 accompli, d茅j脿 arriv茅, donc d茅j脿 mort. Tuer l'ange pour ne pas garder de l'ange que la posture. 禄(p. 89)

芦 Elle [Duras] 茅crit notamment ceci: "On peut (...) dire de Georges Bataille qu'il n'茅crit pas du tout puisqu'il 茅crit contre le langage. Il invente comment on peut ne pas 茅crire tout en 茅crivant. Il nous d茅sapprend la litt茅rature". Et, bien entendu, ce "d茅sapprentissage", c'est la litt茅rature m锚me. La seule. On ne devient 茅crivain qu'au prix de cette bellig茅rance. ... On ne devient po猫te que par haine de la po茅sie. Celle des autres. 禄(p. 103)

芦 Mais Duras, quand elle parle, 茅crit encore, de m锚me que quand Flaubert 茅crit des lettres, il reste l'茅crivain qu'il est. Un grand 茅crivain ne peut s'emp锚cher de le rester d猫s que les mots sont en jeu. 禄(p. 114)

脌 propos de l'engagement litt茅raire, Montr茅al, Lux, 2002.

芦 Tiens! Nous ne voulons pas dissimuler plus longtemps, et cela nous convient bien, que l'engagement, dans la litt茅rature, puisse 锚迟谤别 脿 la limite inconscient et qu'il a tout 脿 gagner 脿 l'锚迟谤别. Alors on est 别苍驳补驳茅 parce qu'on n'a pas pu s'en emp锚cher. Tout 脿 l'oppos茅 de ces intellectuels trop serviles qui n'ont fait qu'ob茅ir 脿 leur mandat imp茅ratif ext茅rieur 脿 eux-m锚mes et n'ont jamais produit que de la f芒cheuse litt茅rature... 禄 (p. 36)

芦 C'est surtout dans le cadre de sa profession m锚me qu'il [Kafka] fit passer un message r茅formiste, en r茅digeant des m茅moires tr猫s techniques o霉 il proposait des mesures 脿 prendre en vue de l'am茅lioration des conditions de travail des ouvriers. On retrouvera ici ce go没t de la pr茅cision, cette m茅ticulosit茅 qui ne lui ont pas sugg茅r茅s, que la description d'une c茅l猫bre machine 脿 supplicier dans听La Colonie p茅nitenciaire. 禄(p. 43)

芦 Celui qui ne se contente pas d'analyser et de convaincre mais 茅meut et fait rire, son pouvoir est incontr么lable, donc il n'est jamais inoffensif. C'est cela qui peut inqui茅ter m锚me le tyran dans son lit. Aussi d茅sarm茅e qu'elle soit, aussi fragile et l茅g猫re, la fable, la fiction et elle seule peut quelquefois, oh! de tr猫s rares fois, d茅masquer, d茅mystifier la brute et la faire reculer... Et sur cela, les brutes et les tyrans ne sont jamais tromp茅s. Ceux qui d茅tiennent la capacit茅 de faire r锚ver les hommes rec猫lent une impardonnable menace. Ah! Quand je vous disais qu'il n'est nullement besoin de s'engager pour听锚迟谤别别苍驳补驳茅. 禄(p. 54)

Avec G. Scarpetta, 芦 Mon art du roman 禄,听La R猫gle du jeu, vol. 6, no 17, p. 119-136, 1995.

芦 J'ai su tr猫s t么t, par d'autres livres, que pour 锚迟谤别 vrai il fallait bien mentir. J'ai su tr猫s t么t aussi que pour se raconter soi-m锚me, il fallait 茅norm茅ment parler d'autre chose que de soi. Ce sont les deux lois qui ont gouvern茅 l'entreprise. 禄(p. 124-125)

芦 Il n'y a pas de "th猫se" dans ce roman : le roman, Dieu merci, n'est pas le lieu des th猫ses, et il succomberait 脿 vouloir en d茅fendre une. [鈥 Ce n'est pas un hasard si ce 脿 quoi je veux arriver, dans听Une paix royale, c'est l'abdication. C'est l脿 que je suis touch茅 par mon propre personnage, et je crois qu'il n'y a pas de bon roman sans une 茅motion consid茅rable devant un personnage, qu'il soit vrai ou fictif (c'est en cela que Joseph Conrad est l'un des plus grands romanciers de tous les temps, selon moi : il tombe amoureux 茅perdu de tous ses personnages, et c'est l脿, 脿 mon sens, la cl茅 de son excellence romanesque). [鈥 Tous mes personnages, depuis trente ans que j'茅cris, vivent deux vies 鈥 et 莽a a 茅t茅, je crois, assez peu aper莽u. Ils b茅n茅ficient d'une听one more chance. La premi猫re vie est v茅cue comme un purgatoire oblig茅, et c'est la seconde qui va nous int茅resser. ... Le plus 茅trange, c'est que je ne l'ai pas fait expr猫s, que 莽a ne relevait pas du tout d'un programme... mais c'est une sorte de th猫me r茅current dans ce que j'茅cris : comment on va expier une premi猫re vie pour en avoir une seconde."(p. 125-126)

芦 Je ne veux pas dire du mal inutilement et sottement des historiens qui se sont empar茅s de L茅opold, dans mon pays ou ailleurs, mais je dois avouer qu'ils m'ont toujours donn茅 l'impression de passer 脿 c么t茅 de la vraie question pos茅e par ce destin, et qui est toute simple : comment 锚迟谤别 roi sans 锚迟谤别 un personnage de th茅芒tre? Comment 锚迟谤别 roi sans 锚迟谤别 un personnage pour soi-m锚me, 脿 la fois incarnant le personnage, et en le regardant ? 禄(p. 128)

芦 Certains croient que la Belgique est l'unique objet de mon ressentiment, sans voir ce que mon attitude critique peut supposer de tendresse, d'espoirs (parfois d茅莽us), de volont茅 de rester envers et contre tout. C'est quelque chose qui a 脿 voir avec le ressort m锚me du geste romanesque. Et ce roman est peut-锚迟谤别 mon livre le plus "belge" 鈥 et donc aussi, j'esp猫re, le plus "exportable"... c'est quand un certain Garcia Marquez a invent茅 a invent茅 le village de Macondo, le plus "local" qu'on puisse imaginer, qu'il a 茅t茅 anim茅, peut-锚迟谤别 m锚me sans le savoir, par un mouvement qui a fini par parcourir toute la plan猫te... 禄 (p. 131)

芦 Qu'est-ce qui s茅pare un enqu锚teur d'un romancier? C'est qu'un enqu锚teur est somm茅 de r茅ussir, d'aboutir 脿 un r茅sultat au terme de son enqu锚te, de viser la v茅rit茅. Alors qu'un romancier, c'est quelqu'un, comme disait Nabokov, qui ne cesse de "tourner le fin mot en 茅nigme". 脌 la limite, je crois que plus on en apprend, moins on en sait. Tous les romans qui nous parlent sont en fait des enqu锚tes inabouties, des enqu锚tes qui s'茅garent, qui se fourvoient.听La recherche du temps perdu听ne vaut que parce que, m锚me si quelque chose du secret m茅taphysique d'une vie y est atteint, 脿 la fin, tout ce qui fait l'茅paisseur romanesque du livre r茅side pr茅cis茅ment dans la densit茅 de ses digressions quasi infinies, dont on n'aper莽oit jamais听a priori听le sens profond. 禄 (p. 132)

芦 C'est [la composition d'un roman] encore aujourd'hui, pour moi, presque inexplicable. En fait, 脿 chaque fois que j'ai 茅crit un roman, jusqu'ici, m锚me apparemment tr猫s lin茅aire, c'est en concevant au pr茅alable un plan tout 脿 fait minutieux, que bien entendu je me h芒tais de trahir. Dans ce cas-ci, j'茅tais tr猫s conscient de l'imbroglio et du bric-脿-brac th茅matique, et pourtant j'ai renonc茅 脿 la n茅cessit茅 du plan, et m锚me 脿 la tentation d'en faire un.禄 (p. 134)

听芦 En outre, l'activit茅 du romancier, chez moi, a toujours 茅t茅 militante, dans le bon sens du terme (j'esp猫re), et en tout cas fanatique. Pour moi il s'agit d'une option 茅thique autant que d'un choix esth茅tique. C'est dire que je comprends tr猫s bien qu'脿 l'heure qu'il est, des romanciers (et je crois que c'est presque sans pr茅c茅dent) passent une partie de leur temps 脿 militer pour le roman. Non pas par auto-justification, mais parce qu'ils 茅prouvent le besoin r茅current de faire apercevoir cette chose simple, et encore trop ignor茅e : que le meilleur moyen de tout dire, c'est le roman qui l'offre, parce que c'est le seul genre qui puisse s'emparer de tous les autres. Il y a un pouvoir de pr茅dation magnifique dans le genre romanesque, qui le pousse 脿 annexer la po茅sie, la philosophie, le th茅芒tre, de la r茅flexion morale, de la m茅taphysique, et le contraire en m锚me temps, et que cela peut se faire avec gr芒ce. [...] Les plus belles th茅ories s'茅puisent, mais les romans, eux, peuvent vivre infiniment. 禄 (p. 136)

芦 Du "mentir-vrai" 脿 la transgression du r茅el 禄, Repr茅sentations de l'histoire. Actes du colloque franco-allemand de Cologne 17-18 juin '88, 1993, p. 138-140.

芦 Et pourtant, quelle image de Koutouzov allons-nous donc retenir? 脡videmment celle de Tolsto茂, parce qu'aucune d茅monstration d'historien ne nous convaincra jamais vraiment que le romancier s'est tromp茅. En somme, il a, par l脿, pr茅figur茅 la fameuse th茅orie du "mentir-vrai" ch猫re 脿 Aragon et 脿 laquelle il est difficile de ne pas souscrire. Aragon a en effet montr茅, parfois de fa莽on saisissante, qu'il est, au-del脿 des apparences, une v茅rit茅 que, seul, le d茅tour de la fiction, donc du leurre, voire du mensonge, permet de rejoindre. 禄(p. 138)

Avec E. Blattchen,听Pierre Mertens, tout est feu.听Bruxelles/Li猫ge, Alice/RTBF, 1998.

芦 Ce n'est pas par hasard, si vous voulez, que mes admirations me portent vers des gens comme Kafka. Car la m茅taphysique y est omnipr茅sente, m锚me si elle est quelque fois mise en lambeaux dans ses fictions effrayantes. 禄(p. 25)

芦 Oui, mais parce que je le crois diffam茅. Vous savez, je d茅teste, je l'ai dit tout 脿 l'heure, les images r茅ductrices. Les images diabolisantes. Nous avons une curieuse mani猫re, en politique comme dans les m茅dias, de chercher des bons et des mauvais. C'est commode! C'est pratique pour l'analyse! Tr猫s souvent, les choses ne se passent pas comme 莽a. Et 脿 force de diaboliser les uns et d'ang茅liser les autres, on se trompe; parfois tr猫s lourdement. C'est ce qui fait que j'茅cris des livres qui t芒chent de prendre en charge cette complexit茅-l脿. 禄(p. 39)

芦 Oui, curieusement, tous mes personnages vivent deux fois. C'est pour 莽a que, quand on s'acharne 脿 voir dans mes livres uniquement des oeuvres noires et d茅sesp茅r茅es, je ne comprends pas tr猫s bien de quoi on parle, parce que tous mes personnages ont, au moins, une seconde chance. G茅n茅ralement une seconde chance qu'ils s'octroient 脿 eux-m锚mes. 禄(p. 71)

芦 L'oeuvre d'art n'est pas l脿 pour consoler, ni pour compenser ou 茅quilibrer le mal; elle est une petite arme, modeste, pour faire reculer la brute; au prix d'une certaine magie, au prix d'une esp猫ce de chamanisme; et je crois 脿 cette sorte de sortil猫ge. 禄 (p. 83)

Avec P. Louvet, et M. Quaghebeur, 芦 L'脡crivain, un intellectuel en crise? Jean Louvet et Pierre Mertens. Entretien public 禄, dans Be茂da Chikhi (茅d.),听Figures tut茅laires, textes fondateurs. Francophonie et h茅ritage critique, Paris, Presses de l'Universit茅 Paris-Sorbonne, 2009, p. 429-453.

芦[脌 propos de son roman L'Inde et l'Am茅rique] Et il n'est surtout pas question de Christophe Colomb, sauf d'une situation symbolique qui m'a toujours fascin茅e, qui est l'histoire d'un homme qui part pour un pays et qui finit par en d茅couvrir un autre. Ce qui me para卯t la fa莽on la plus intelligente de voyager. Parce qu'arriver 脿 destination, ce n'est quand m锚me pas tr猫s passionnant, tandis que se tromper de route et finir par d茅couvrir une terre inconnue, je dirais presque par l'inventer - parce que l'invention rejoint l脿 la d茅couverte 鈥, c'est, 脿 mon avis, ce qui nous arrive 脿 tous. C'est ce qui advient au commun des mortels. 禄(p. 434)

芦 Pierre Mertens鈥: Entrevue avec Marie-France Renard 禄,听Balises, vol. 1-2, p. 209-216, 2002.

芦 [Le style,] c'est la capacit茅 d'incarnation. La capacit茅 d'un homme de donner chair et sang 脿 des cr茅atures qui font des guerres, des r茅volutions, qui sont tortur茅s, qui sont lib茅r茅s. Comme il les incarne, 莽a nous concerne. Si nous ne reconnaissons pas notre peau et notre sang dans la peau et le sang des autres, je ne dis pas que les 茅v猫nements n'ont pas lieu, mais ce sont des notions abstraites, scolaires. Et, quelque part, cela cesse rapidement de nous int茅resser 鈥 et m锚me de nous concerner. 禄 (p. 211)

芦 Le style, c'est aussi laisser entendre une musique. Le livre le plus riche par son message, s'il n'est port茅 par un style, n'est pas de la litt茅rature. C'est sans int茅r锚t. ... C'est comme un op茅ra sans musique, 莽a n'a pas de sens. Tandis que des livres de moindre intelligence, s'ils sont part茅s par une musique, risquent d'茅mouvoir n茅anmoins. ... Le style est toujours proph茅tique. C'est ce qui fait, comme je viens de l'茅voquer, que la plus belle analyse de l'affaire Dreyfus, c'est cette esp猫re de malade 脿 l'agonie, enferm茅 entre ses parois de li猫ge, Marcel Proust, qui l'a 茅crite. C'est ce qui fait que des gens soi-disant r茅actionnaires finissent par 锚迟谤别 progressistes sans le savoir - uniquement par la force du style. Ce vieux monarchiste r茅actionnaire qu'est Balzac, vu sous un certain angle, dans ses grands moments, finit par 锚迟谤别 beaucoup plus progressiste qu'on ne le pr茅sume. Parce qu'il est port茅 par un projet romanesque qui le d茅borde. Ce ne sont pas toujours les progressistes qui sont le plus 脿 l'avant-garde. Ce sont les grands stylistes. 禄 (p. 212)

芦 Je n'imagine pas un bon livre sans une grande 茅tude pr茅alable du contrepoint et sans une certaine science du montage et du d茅coupage. C'est mon c么t茅 musicien et mon c么t茅 cin茅aste. C'est cin茅matographique et musical plut么t que romanesque. Beaucoup de livres me d茅莽oivent par la banalit茅 de leur construction. L'absence de souci du montage. C'est peut-锚迟谤别 cela ausi que le Nouveau Roman nous a appris. 禄 (p. 213)

芦 La face cach茅e du roman fran莽ais 禄,听L'atelier du roman, vol. 10, Printemps 1997, p. 81-105.

芦 Il y a toujours eu, il y aura s没rement toujours deux histoires de la litt茅rature : une officielle et une parall猫le, marginale, presque maquisarde. [鈥 Ainsi, on voit de grands solitaires d茅p茅rir faute d'avoir cotis茅 dans quelque club ou d'avoir ralli茅 脿 temps les grandes familles... 禄 (p. 82)

芦 On dirait que le recours 脿 la forme romanesque n'a pour objet, ici, que de livrer la cl茅 d'une exp茅rience fondamentale, laquelle n'aurait pu s'engouffrer par aucune autre br猫che ni s'imprimer ailleurs dans le tissu des mots de la litt茅rature... 禄 (p. 85)

芦 Ses romans [Louis-Ren茅 Des For锚ts] sont-ils vraiment tomb茅s dans les oubliettes de l'histoire du roman contemporain? Ce serait vraiment trop dire. M茅connue du public, l'oeuvre continu toutefois de rayonner. Les critiques savent qu'elle d茅veloppe comme nulle autre cette dialectique du silence et du langage dont la "m茅talitt茅rature" se repa卯t aujourd'hui avec tant de morose gourmandise. [鈥 Car Louis-Ren茅 des For锚ts sait mesurer le prix du silence. Il n'est pas de ces 茅crivains qui "se mettent 脿 table" pour nous livrer ces vaines confessions que personne ne leur demande. Le silence de Des For锚ts se r茅v猫le, 脿 vrai dire, hant茅 de mots. 禄 (p. 101)

芦 Grand m茅lomane, des For锚ts excelle 脿 jouer ici du contrepoint et de la succession des voix. Il le fait avec souffle et sans artifice. ... Le livre para卯t enracin茅 profond茅ment dans un courant romanesque qui traverse, notamment le domaine du roman am茅ricain : on songe 脿 Faulkner. Mais, 脿 tout moment, le livre "reprend sa libert茅", s'茅vade de lui-m锚me et s'茅chappe dans toutes les directions. La ma卯trise et la densit茅 de l'ensemble apparaissent 脿 l'茅vidence. 禄 (p. 102)

Une seconde patrie: essai, Paris, Arl茅a, 1997.

芦 Observez que, dans son ultime et posthume opus,听L'Homme pr茅caire et la litt茅rature听(1977), Malraux assigne cette m锚me place 脿 l'茅crivain : celle de qui entend s'affranchir "du temps par la forme". Pour le moins inattendu sous la plume d'un romancier qui, dans ses fictions, s'茅tait 脿 se point immerg茅, s茅cularis茅 dans des perspectives extra-litt茅raires qui ne pesaient pas peu sur son propos! [...] Et pourtant, ceux qui ont eu la curiosit茅 de l'interroger l脿-dessus [...] lui ont arrach茅 plus que des propos 茅vanescents sur Proust, Gide, Aragon, Val茅ry, Paulhan et C茅line. Mais cela ne va pas au-del脿 [...]. Laissez-lui au moins qu'脿 sa mani猫re il a particip茅, pour peu de temps mais d茅cisivement, 脿 la r茅volution du roman d'aujourd'hui en l'ouvrant 脿 ce qu'on pensait pour lui indig茅rable : l'Histoire imm茅diate, et sa paraphrase. C'en fut fini du roman historique bourgeois traditionnel! Mais l脿 aussi il venait, sans doute, trop t么t pour inspirer reconnaissance et gratitude. 禄 (p. 26)

芦 Distinguons bien comme, 脿 l'origine, l'engagement de Malraux ne fut pas volontariste et programm茅. Le mot et la chose ont 茅t茅 promus par ailleurs de fa莽on tellement barnumesque qu'il faut s'en r茅jouir. ... "Je ne crois pas 脿 une litt茅rature 别苍驳补驳茅e, a dit Michel Leiris, mais 脿 une litt茅rature qui m'engage. " Voil脿, cela convient d茅j脿 mieux. Proust ne pensait-il pas, pour sa part, qu'il y avait comme une discourtoisie 脿 l'endroit du lecteur 脿 se revendiquer de son engagement comme si on prenait bien soin, offrant un cadeau 脿 une dame, de laisser sur l'emballage l'茅tiquette indiquant le prix qu'il a co没t茅? 禄 (p. 29)

芦 Il faut toujours grandement se m茅fier des ex茅g猫tes d'occasion, et je dirais volontiers : amateurs, qui s'autorisent 脿 d茅nier 脿 un romancier la latitude de composer une certaine sorte de roman o霉 eux, les commentateurs, ne reconnaissent pas le cadre traditionnel qu'ils pr锚tent au genre. Or, nous l'avons d茅j脿 laiss茅 entendre, Malraux a sciemment bouscul茅 et tordu celui-ci; comme tous les grands romanciers, il a trahi le genre pour lui laisser dire ce qu'il n'avait pas dit avant lui. 禄 (p. 34)

听芦 Or Kafka 茅tait 脿 l'茅vidence porteur d'un mal - du mal de vivre. Mais ses livres paraissaient, en l'茅voquant, apporter un rem猫de. Enjamber l'abime m锚me qu'ils ouvraient. Je n'avais encore jamais lu un bouquin qui e没t ce pouvoir, cette fonction (si ce n'est, peut-锚迟谤别, L'Idiot de Dosto茂evski). [...] Il y avait donc une litt茅rature diff茅rente? qui r茅v茅lait ce que celle de tous les autres dissimulait, passait sous silence? 禄 (p. 43)

芦 Allons! quelle erreur ne commet-on pas lorsqu'on s'obstine 脿 voir ici un 茅crivain "fantastique"! [...] Ce n'est pas Kafka qui est fantastique, c'est la r茅alit茅. Rien de moins insolite que ce labyrinthe, rien de plus quotidien que ce malaise. 禄 (p. 49)

芦 M锚me Kundera, quand il met 脿 mal les id茅es re莽ues de kafkalogues, nous le donne 脿 voir, 脿 l'occasion, hilare et plein de fantaisie, mais jamais port茅 au moindre romantisme, adoptant en toutes circonstances une attitude antisentimentale. [note de pas de page] Conception que Kundera partage s没rement avec Philip Roth et Ivan Klima. C'est parfois un peu vite jug茅. Romantique, Kafka? S没rement pas. Mais anti-romantique? Pas toujours... Plut么t : anti-path茅tique et d茅risionneur doux. [...] Il va bien falloir 鈥 avec un brin de provocation 鈥 l'imaginer nageant avec exub茅rance, canotant sur des rivi猫res, sensuel 鈥 et pas seulement afflig茅 d'une libido fun猫bre 鈥 et r锚vant de boire du vin nouveau avec son p猫re, au moment de mourir... Au fond : d茅bordant d'humanit茅, mais pas 脿 la fa莽on des boyscouts, juniors-secouristes, dames patronnesses ou autres soeurs de charit茅. D'autant plus humain, qu'il avait, avec une curiosit茅 sans limites, approch茅 le ph茅nom猫ne humain sous ses deux faces, solaire et lunaire, sans jamais l'ombre d'un cynisme. (On pourrait m锚me dire que, plus il ironise, plus il renonce 脿 se montrer cynique. 禄 (p. 136)

芦 On sait que le succ猫s remport茅 par certains faits divers tient 脿 leur fonction de miroir, ou de s茅maphore. Quelquefois une affaire -grande ou petite - traduit, d茅signe, trahit, d茅nonce davantage une soci茅t茅 donn茅e que ses r茅volutions, ses r茅formes ou ses projets. C'est que face 脿 la glace sans tain qu'elle lui tend, le corps social est pris au d茅pourvu, au saut du lit, d茅coiff茅. Il n'a pas eu le temps de se maquiller, de se refaire une beaut茅. De Stendhal 脿 Truman Capote, de Flaubert ou Zola 脿 Mishima, de Musil 脿 Sciascia, les 茅crivains le savent bien, qui sont all茅s butiner dans La Gazette du palais ou Le journal des tribunaux comme la v茅rification ou la synth猫se de ce dont ils se doutaient d茅j脿 de science amorphe. Ce n'est pas tant l'affaire Berthet, ou le cas Delamare, ou l'incendie du pavillon de Kyoto qui leur inspirent un sujet nouveau: ils se sont plut么t lanc茅s, 脿 chaque fois, sur la piste d'un fait r茅v茅lateur d'autre chose, que cette chose d茅bordait. 禄 (p. 176)

芦 Le probl猫me 鈥 car il y en a un, et qui se pose surtout aujourd'hui 鈥 c'est qu'on peut finir par trouver kitsch tout et n'importe quoi, et qu'on est toujours le kitsch de quelqu'un de la m锚me fa莽on qu'on peut d茅nier 脿 tout produit kitsch sa qualit茅 de kitsch au nom de certaines mansu茅tudes subjectives. Le kitsch de l'un n'est pas celui de l'autre et chacun, en l'esp猫ce, 茅tablit librement son catalogue personnel, son inventaire, ses hi茅rarchies, chacun formule aussi oukases, interdits et tabous. 禄 (p. 215)

芦 [鈥 il y a aussi un kitsch de la n茅gativit茅. En formulant un pessimisme 茅troit, et au fond puritain, on ne court pas le risque de d茅ranger l'ordre des choses et, au cri, on pr茅f猫re le grincement. Cela ne porte gu猫re 脿 cons茅quence. On ne transgresse aucun tabou, on ne formule pas l'ombre d'un sacril猫ge. [...] On s'est tellement p茅n茅tr茅 de l'id茅e qu' "on ne fait pas de litt茅rature avec de bons sentiments" que bien des ben锚ts et nombre de pervers se sont manifest茅s, dont la m茅chancet茅 et l'aridit茅 tenaient lieu d'unique talent. D茅risionner 鈥 faute de mieux 鈥 les sentiments qu'on dit bons, serait-ce 脿 tous les coups un signe d'intelligence? Un peu court, non? 禄 (p. 220)

芦 Aux antipodes des mini-misanthropes, des Cassandre de salon, des vocif茅rateurs d'antichambre, 脿 des ann茅es-lumi猫re de leurs 茅brouements calcul茅s, se dressent alors les grands barbares, les vrais intransigeants, qui ne d茅savouent le cynisme que de la vie m锚me, et le kitsch du monde comme tel, du monde tel qu'il est. Cela n'emp锚che pas les sentiments, et m锚me pas la passion v茅h茅mente et tragique de vivre dans ce monde-l脿. Ceux-l脿 ont pour nom Dosto茂evski, Rimbaud, Flaubert, Tch茅khov, Lautr茅amont, Kafka, Proust, Artaud, Musil, Lowry, Faulkner ou Bataille. Munch, Picasso, de Sta毛l et Bacon. Schoenberg, Berg, Webern, Antonioni, Kubrick, Pasolini, Tarkovski. Leur r茅volte, comme celle de Flannery O'Connor, vient de plus loin. R茅bellion "douce", quelquefois, mais ne nous y trompons pas! Ils s'avancent les yeux ouverts sur le fil d'un rasoir. S'ils cultivent le scepticisme, c'est avec passion. S'ils d茅savouent la m茅lasse de sensiblerie, c'est au nom m锚me du sentiment. Et, le cas 茅ch茅ant - mais oui - cela ne va m锚me pas toujours sans un certain pathos (L'Idiot, Le Proc猫s, Au-dessous du volcan, n'en sont pas plus d茅pourvus que ... Limelight! Les Anglais trouv猫rent, un temps, Schubert volontiers "pathetic") Seulement, s'ils ne se montrent pas "impitoyables", autant que le voudrait Sabato, c'est seulement qu'ils placent tr猫s haut la compassion. Question d'altitude. Ils n'ont pas tous peur "des lieux 茅lev茅s", comme disait l'Eccl茅siaste, ce d茅nigreur tr猫s ancien du kitsch... 禄 (p. 223)

芦 On aurait toutes les peines du monde 脿 laisser entendre que, pour devenir ing茅nieur ou architecte, m茅decin ou chiropracteur, arpenteur ou numismate, il faut apprendre. On aurait l'air d'un t芒cheron peu dou茅, peu confiant dans ses moyens. Rares sont ceux qui s'茅tonnent qu'un musicien, un peintre, un cin茅aste, estiment avoir une science, une technique, un savoir-faire 脿 acqu茅rir... Mais un 茅crivain? C'est tout fait ou ce n'est rien! J'ai rencontr茅 m锚me des analphab猫tes, des illettr茅s profonds qui pensaient avoir, pour le lendemain, un livre 脿 茅crire (et c'茅tait parfois plus fond茅 que dans le cas de ceux dont il nous reste 脿 parler ici). 禄 (p. 228)

芦 Consid茅rez aussi ces 茅crivains qui, dans le souci de mieux se vendre, et pour rassurer sans nul doute leurs lecteurs potentiels, leur promettent "un romanesque pur, un vrai roman", quand le vrai roman ne fut jamais, depuis Cervant猫s et Sterne jusqu'脿 Joyce et Claude Simon, que celui qui ambitionnait de trahir les lois du genre pour ne pas s'y engluer. Cela nous apporte, au mieux, des oeuvrettes r茅gressives et congel茅es, 脿 r茅chauffer au four 脿 micro-ondes, mais par茅es du charme suspect d'une soi-disant postmodernit茅 (aujourd'hui, il n'est pas jusqu'脿 l'茅pith猫te "litt茅raire" qui n'apparaisse d茅j脿 p茅jorative...). en ce sens, tout ce qui se proclame 脿 pr茅sent "postmoderne", observe Michel Pastoureaux, para卯t se condamnent d'avance et ab ovo 脿 la ringardise... 禄 (p. 231)

芦 Entretien avec Pierre Mertens, 茅crivain belge 禄,听, 2 octobre 2007, consult茅 le 9 octobre 2015.

芦 Je crois que forc茅ment et c'est tout 脿 fait logique, ma premi猫re approche du monde latino卢am茅ricain, a 茅t茅 livresque. Essentiellement culturelle. Elle proc茅dait d'une esp猫ce d'茅merveillement pour les courants litt茅raires du c么ne sud卢am茅ricain : la d茅couverte de Borges, Cort谩zar, Sabato, Vargas Llosa, Garc铆a M谩rquez, bient么t de Fuentes, Scorza et quelques autres, Neruda, bien entendu, et puis, avec le temps, elle s'est affin茅e, s'est particularis茅e, concentr茅e sur l'Argentine, le Chili et le P茅rou. C'est卢-脿卢-dire que les 茅crivains qui m'impressionnaient le plus, c'茅taient Neruda, Donoso, Scorza, Vargas Llosa, les grands Argentins et essentiellement Cort谩zar avec lui, cela a m锚me 茅volu茅 de fa莽on d茅cisive, puisque je l'ai rencontr茅 脿 Paris, surtout 脿 partir de la parution de mon roman 鈥淭erre d'Asile鈥 qu'il a accueillie avec beaucoup de chaleur. 禄

芦 A priori, je suis m茅fiant 脿 l'茅gard du lyrisme et en cela, je partage les a priori, en tous les cas, les convictions de mon ami Milan Kundera. Kundera a magnifiquement parl茅 du danger du lyrisme ; voyant dans certains lyrismes r茅volutionnaires, une menace pour l'objectivit茅 des choses, une menace r茅elle, une esp猫ce de passerelle vers un certain totalitarisme et donc, qu'il y a un tr猫s grand danger de se laisser percer par l'茅pop茅e, par la dimension 茅pique des 茅v猫nements, jusqu'脿 chavirer dans la fascination pour des solutions totalitaires, sectaires, dogmatiques. Donc, je crois qu'il y a une n茅cessaire cohabitation entre un n茅o卢lyrisme, un lyrisme qui aurait fait table rase dans ce qu'il y a de pire dans le stalinisme et ne parlons pas du fascisme, mais qui ressusciterait quand m锚me une part d'un lyrisme vierge de toutes ces tentations perverses, avec une approche critique des 茅v猫nements.禄

芦 C'est une aubaine que d'avoir d没 en 76, r茅diger un long rapport sur l'茅tat de la r茅pression, la politique de s茅curit茅 nationale et ses cons茅quences : l'exil forc茅, la d茅structuration et le massacre du capital intellectuel du pays par l'exil forc茅, les disparitions, la torture etc. Avoir d没 r茅diger un rapport l脿-dessus, avec l'oeil froid de l'homme de loi qui visite le pays, c'est le premier aspect. C'est aussi une v茅ritable chance de devoir y revenir par le roman comme dans Terre d'Asile, pour rendre compte au fond de l'essentiel, car c'est dans le roman que j'ai pu le dire. Parce que je crois que la litt茅rature a cette fonction. La litt茅rature dite de fiction parle plus de la r茅alit茅 que les rapports les plus objectifs, les plus neutres, les plus impavides, elle le fait par une partie de l'imaginaire, par une restructuration romanesque. C'est comme si j'avais fait un film et que l'essentiel du film soit rest茅 dans les chutes et que ce soit dans les chutes que j'aie fait le roman. Je m'aper莽ois que cela a eu beaucoup plus de port茅e. M锚me dans le monde des r茅fugi茅s dans la Belgique de l'茅poque, le roman a eu plus d'effet. Cela les int茅ressait beaucoup plus que de regarder mon rapport qui, au fond, n'avait rien d'inattendu, il reproduisait une photographie d'une situation qu'ils connaissaient aussi bien que moi et simplement, la v茅rifiait et apportait un certain nombre d'茅l茅ments sur le sort des d茅tenus, dans les grands p茅nitenciers de Santiago et ailleurs. La strat茅gie de Pinochet n'apportait pas 脿 ce moment l脿, de r茅v茅lation profonde. 禄

芦 Entretien de Pierre Mertens et de Pascale Tison 禄,听, 21 octobre 2007, consult茅 le 9 octobre 2015.

芦 Si une prose n'est pas musicale, elle ne m'int茅resse pas. Parfois, je suis en arr锚t devant des livres porteurs d'un message indiscutablement int茅ressant mais qui, pour moi, ne sont 茅crits dans aucune langue connue, au point que j'en attendrais presque la traduction. 禄 (p. 137)

芦 Oui, parce qu'il y a une urgence dans l'茅criture qui est plus grande que dans la vie. Parce que l'on 茅crit toujours un livre comme s'il devait 锚迟谤别 le dernier. J'ai 茅crit tous mes livres de cette mani猫re, m锚me L'Inde ou l'Am茅rique. 禄 (p. 140)

芦 Quand je n'ai pas un diable 脿 croquer dans un roman, cela retarde son ach猫vement. Je suis en train d'茅crire un livre d'amour et je n'y ai d茅couvert un diable 鈥 un tra卯tre en l'occurrence 鈥 que r茅cemment. Me voil脿 rassur茅, je sais que j'irai jusqu'au bout de son 茅criture. Il me faut un diable par livre et celui-ci n'en contenait pas encore. Maintenant que je l'ai trouv茅, je ne le laisserai pas s'茅chapper. Je ne lui permettrai pas de renoncer 脿 sa trahison ! 禄 (p. 142-143)

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