平特五不中

Photo de Paul AusterPaul Auster

(1947-...)

Dossier

Le roman selon Paul Auster

Paul Auster et le roman de l'exp茅rience int茅rieure, par Luba Markovskaia, 22 mai 2016

Chaque roman de Paul Auster est une invitation 脿 p茅n茅trer dans l'atelier du romancier. Ses personnages principaux sont souvent des auteurs et ses livres regorgent de m茅taphores de l'茅criture et d'茅l茅ments mat茅riels propres au travail de l'茅crivain : carnets, machines 脿 茅crire, stylos鈥 Il faut dire qu'Auster tient particuli猫rement 脿 son rituel de cr茅ation et n'h茅site pas 脿 le divulguer en entrevue : un premier jet 茅crit au stylo-plume dans un carnet (et non sur des feuilles 茅parses; un carnet 鈥 rouge, id茅alement, et 脿 carreaux 鈥 est un monde, une 芦 chambre 禄), puis un second jet retravaill茅 et transcrit sur sa fameuse Olympia, immortalis茅e dans le livre聽The Story of My Typewriter聽(2002), illustr茅 par le peintre Sam Messer. Le geste de retaper cette seconde version 脿 la machine est pour Auster une mani猫re de faire passer son texte dans son corps, dans une sorte d'茅preuve de la frappe, plut么t que du gueuloir.

Sur sa fid猫le dactylo, Paul Auster a 茅crit une quinzaine de romans, plusieurs essais, trois autobiographies, cinq sc茅narios de films et un roman policier publi茅 sous pseudonyme. Il a aussi 茅crit de la po茅sie et traduit de nombreux auteurs fran莽ais, dont Blanchot, Mallarm茅, Sartre, Char, Joubert, Tzara, Desnos... Pour le jeune auteur qu'il 茅tait alors, la traduction a 茅t茅 une forme 芦 d'apprentissage litt茅raire 禄, une 茅cole d'茅criture. Cela dit, s'il admire les po猫tes et 茅crivains fran莽ais (il a cr茅茅 une anthologie de la po茅sie fran莽aise du XXe si猫cle pour Random House en 1982), les influences qu'il cite sont surtout des 茅crivains am茅ricains du XIXe si猫cle : Herman Melville, Nathaniel Hawthorne, Walt Whitman, Edgar Allan Poe, Henry David Thoreau鈥 Pour parler d'un proc茅d茅 romanesque qu'il affectionne, la digression, il mentionne souvent聽Tristram Shandy聽de Lawrence Sterne et聽Don Quichotte聽de Cervant猫s, son 芦 roman pr茅f茅r茅 禄, comme il le confie 脿 Michel Biron et 脿 Jean-Fran莽ois Chassay dans un entretien accord茅 lors de son passage 脿 Montr茅al. Le romancier semble cependant distinguer ses lectures marquantes (Kafka, Beckett, Montaigne鈥) de ses influences litt茅raires.

Depuis une quarantaine d'ann茅es, Paul Auster m猫ne une r茅flexion soutenue sur le travail de聽l'茅criture et sur les diff茅rentes formes que peut prendre le storytelling, puisque selon lui, l'锚tre humain a avant tout un besoin primordial de fictions, de se faire raconter des histoires. Ces r茅cits ont pris chez Auster la forme de films, de pi猫ces de th茅芒tre, de textes autobiographiques ou essayistiques, mais surtout de romans. Il a donn茅 de nombreuses entrevues au cours de sa carri猫re, mais la plupart des citations de ce texte proviennent du livre聽La solitude du labyrinthe : entretiens avec G茅rard de Cortanze, qui a le double avantage de rassembler en un seul lieu les r茅flexions du romancier et d'avoir 茅t茅 compos茅 en fran莽ais. En 1995 et 1996, G茅rard de Cortanze rend visite 脿 l'茅crivain new-yorkais 脿 plusieurs reprises pour l'interroger sur son travail et sur sa vie. L'茅dition de 2004 que j'ai utilis茅e est augment茅e de questions subs茅quentes, pos茅es notamment apr猫s les 茅v茅nements du 11 septembre 2001 qui ont 茅branl茅 la ville 鈥 et la vie 鈥 de l'茅crivain.

Un certain nombre d'id茅es re莽ues circulent sur Paul Auster : Auster l'茅crivain de New York, Auster le c茅r茅bral, Auster 芦 le plus europ茅en des auteurs am茅ricains 禄, Auster l'茅crivain du hasard et du roman policier... Dans ses textes et ses entretiens, on rencontre un romancier conscient de ces 茅tiquettes et du discours entourant son oeuvre, mais sceptique quant 脿 leur bien-fond茅 et menant une r茅flexion autocritique nuanc茅e et inform茅e de lectures diverses. On rencontre aussi un 茅crivain dont la pens茅e sur le roman est pr茅cise et constante, ce dont t茅moigne le retour insistant de certaines formules dans ses r茅ponses aux questions des critiques et des journalistes.

L'entr茅e dans le roman.

Paul Auster est entr茅 芦 en litt茅rature 禄 par la voie de la po茅sie. Apr猫s quatre recueils de po猫mes parus au cours des ann茅es 1970, le jeune 茅crivain d'脿 peine trente ans traverse ce qu'il d茅crit comme une terrible crise litt茅raire. N'arrivant plus 脿 茅crire une ligne, il se dit que sa carri猫re d'茅crivain est termin茅e. Il 茅mergera de cette p茅riode sombre avec un d茅sir d'茅criture renouvel茅, mais d茅sormais tourn茅 vers la prose, dans ce qu'il appelle sa 芦 premi猫re impulsion narrative 禄 (p. 98) :

Tr猫s jeune, j'ai souhait茅 devenir romancier, 茅crire des histoires. Je me suis litt茅ralement immerg茅 dans la litt茅rature, et plus particuli猫rement dans la po茅sie qui constitue la fondation m锚me de toute litt茅rature, de tout cet effort tendant 脿 s'exprimer par les mots. Parall猫lement, j'茅crivais de la prose, mais sans que les r茅sultats me satisfassent. Je gardais mes textes en prose dans mes tiroirs. Je ne sais pas pourquoi, mes po猫mes me semblaient plus dignes d'锚tre publi茅s鈥 Vers trente ans, j'ai travers茅 une crise terrible. Je n'arrivais plus 脿 茅crire des po猫mes. [鈥 J'ai pens茅 que tout 茅tait fini pour moi, que je ne serais jamais un 茅crivain. [鈥 Puis, je ne sais pas pourquoi, quelque chose s'est d茅clench茅 en moi : une nouvelle conscience, un nouveau d茅sir d'茅crire. Sous une forme diff茅rente : celle de la prose, et j'ai d茅cid茅 de suivre cette impulsion, sans pour autant rompre totalement avec la po茅sie. [鈥 Avec le recul, je peux affirmer que ma po茅sie est bien une part de moi-m锚me que je ne renie pas. Elle est bien l'origine de ce que j'茅cris maintenant. (p. 97)

Si la po茅sie est pour Auster rien de moins que 芦 la fondation m锚me de toute litt茅rature 禄 et 芦 l'origine 禄 de son propre cheminement litt茅raire, c'est finalement le plaisir du r茅cit qui l'emportera et qui donnera le ton 脿 sa prolifique carri猫re de romancier.

Dans un entretien accord茅 au聽Paris Review, il d茅crit l'attitude qui a permis cette entr茅e dans le roman :

Je crois que cela s'est produit au moment o霉 j'ai compris qu'il ne m'importait plus de fabriquer de la litt茅rature. Je sais que cela para卯t bizarre, mais 脿 partir de ce moment, 茅crire est devenu pour moi une exp茅rience d'une autre nature, et quand j'ai fini par repartir apr猫s 锚tre rest茅 en rade pendant environ un an, les mots me sont venus sous forme de prose. La seule chose qui comptait 茅tait de dire la chose qui devait 锚tre dite. Sans se soucier des conventions pr茅existantes, sans s'inqui茅ter de ce 脿 quoi cela ressemblait. C'茅tait 脿 la fin des ann茅es 1970 et je travaille dans cet 茅tat d'esprit depuis lors (Auster, 2016, p. 92).

Paul Auster pr茅tend donc 锚tre devenu romancier lorsqu'il a cess茅 de se pr茅occuper de faire de la 芦 Litt茅rature 禄. Si la po茅sie est pour lui le fondement de tout effort litt茅raire, par la recherche du mot juste qu'elle suppose, le roman na卯t, toujours selon lui, lorsqu'on met de c么t茅 cet id茅al et qu'on cherche 脿 raconter une histoire, sans 茅gard 脿 la forme. Lorsqu'il 茅crit, Auster se d茅peint, dans des termes plut么t flaubertiens, comme 芦 [t]endu vers un effort : rendre [s]on style transparent. 脡crire un livre en oubliant que sa mati猫re est le langage鈥 Cette n茅cessit茅, cet id茅al poussent mes phrases 禄. (p. 104). L'id茅al po茅tique est donc mis de c么t茅 au profit de l'id茅al du prosateur, celui de raconter sans se soucier du langage.

L'茅criture d'un roman est par ailleurs une entreprise qui s'inscrit dans le temps et dans la dur茅e. Auster confie 脿 G茅rard de Cortanze que c'est aussi la naissance de son fils qui, en le propulsant dans le temps g茅n茅alogique, lui a ouvert la porte du roman :

D猫s lors qu'on devient p猫re, on se place dans une lign茅e chronologique. On sent parfaitement, au plus profond de soi et imm茅diatement, qu'on appartient 脿 une g茅n茅ration qui va passer, et qu'on devra, 脿 un moment ou 脿 un autre, c茅der la place 脿 la prochaine. Vous 锚tes soudain propuls茅 dans une autre vision du temps. Vous appartenez 脿 une nouvelle dimension du temps. Je crois que ce 芦 placement 禄 diff茅rent dans la temporalit茅 d茅clenche la narration, la possibilit茅 de raconter, car raconter est un 茅v茅nement qui ne peut avoir lieu que dans le d茅veloppement du temps. (p. 218)

L'entr茅e dans le roman est donc une entr茅e dans le temps dans sa dimension humaine, historique. La po茅sie serait une sorte de pr茅histoire de l'茅criture, avant que l'茅crivain ne soit propuls茅 dans le temps long de la vie. C'est le temps qui permet de narrer une histoire, et le r茅cit est le propre du roman. Dans un entretien avec Larry McCaffery et Sinda Gregory, il ajoute 脿 cette r茅flexion sur la paternit茅 et le temps du roman l'id茅e que les enfants emp锚chent de se prendre trop au s茅rieux et 茅voque une note qu'il avait re莽ue de Charles Simic 脿 la naissance de son fils : 芦 If I didn't have kids, I'd walk around thinking I was Rimbaud all the time 禄. La po茅sie est donc davantage associ茅e au 芦 s茅rieux de la jeunesse 禄, rendu caduc par l'arriv茅e des enfants, qui pr茅cipitent l'entr茅e dans l'univers plus terre-脿-terre du roman.

Cela dit, si Paul Auster d茅crit souvent ce passage de la po茅sie vers le roman comme le r茅sultat d'une mort litt茅raire suivie d'une renaissance, dans certains entretiens, il concilie davantage les deux pratiques et parle d'un passage plus progressif vers la fiction. Il dit avoir 茅crit d'abord des po猫mes denses, 芦 comme des poings ferm茅s 禄, qui se sont progressivement ouverts vers des textes plus narratifs, en passant notamment par le th茅芒tre et la critique litt茅raire. Il raconte aussi une 茅piphanie lors d'un spectacle de danse contemporaine, 脿 la suite duquel il s'est mis 脿 茅crire un texte inclassable 鈥 ni po猫me ni roman 鈥 qui a rompu son silence litt茅raire. Son premier texte en prose, L'invention de la solitude, n'est d'ailleurs pas un roman. Bref, crise ou transition, 茅piphanie ou renaissance, la po茅sie et le roman sont pour Auster des vases communicants, deux faces d'une m锚me m茅daille qui naissent d'un m锚me besoin d'茅crire, voire des m锚mes id茅es, mais avec des voix distinctes :

L'origine est identique. Mais il y a des humeurs et des d茅sirs diff茅rents. On pourrait dire que ces diff茅rences sont celles qui existent entre le chant et la narration. Un po猫me chante, un roman raconte. Les id茅es qui sous-tendent chacun peuvent 锚tre identiques mais les humeurs diff茅rentes. [鈥 Je crois que je pr茅f猫re raconter des histoires, 锚tre ce que les Latino-Am茅ricains appellent un 芦 narrateur 禄. Le po猫te raconte, lui aussi, des histoires, mais je pense que le v茅ritable narrateur, c'est le romancier. C'est le romancier qui raconte les histoires. J'茅prouve un certain plaisir 脿 conduire le lecteur l脿 o霉 je le souhaite, 脿 lui faire d茅couvrir des choses, 脿 lui donner les cl茅s qui vont lui permettre d'ouvrir des portes ferm茅es. C'est moi qui indique le chemin, qui propose le voyage, qui fais le guide dans le labyrinthe du livre. (p. 221)

La naissance du romancier est donc avant tout celle du narrateur, celui qui prend le lecteur par la main et qui le guide dans son histoire. Prendre le parti du roman, c'est pr茅f茅rer au chant le r茅cit.

Le romancier dans le labyrinthe.

Si le romancier guide le lecteur dans le labyrinthe du livre, il n'est pas enti猫rement ma卯tre de son r茅cit : 芦 [d]es faits, des id茅es, des histoires s'emparent de moi et je me contente de les suivre, sans comprendre vraiment 禄 (p. 89). Paul Auster s'oppose 脿 l'id茅e du romancier-marionnettiste qui d茅cide enti猫rement du sort de ses personnages :

Je d茅cide et cependant je ne me sens jamais comme un montreur de marionnettes. Je n'茅cris pas de cette fa莽on. Je suis plut么t dans l'effort consistant 脿 tenter de p茅n茅trer quelqu'un d'autre. Le conna卯tre, en percer les myst猫res, l'habiter, afin de le comprendre suffisamment et pouvoir suivre ses pens茅es et ses actions. Ce n'est pas ma volont茅 qui le guide mais la sienne qui m'oblige 脿 le suivre. Pour moi, ce que j'appelle 芦 l'honn锚tet茅 de l'茅crivain 禄 r茅side dans cet effort : comprendre, trouver une v茅rit茅 dans ce que j'茅cris mais ne jamais manipuler. (p. 109)

脡crire un roman, pour Auster, c'est p茅n茅trer dans la v茅rit茅 int茅rieure d'un personnage, et c'est souvent ce dernier qui le guide sur la voie de celle-ci : 芦 Les v茅ritables ma卯tres d'un roman, ce sont les personnages. [鈥 On pense trop souvent que le romancier est une sorte de dieu qui manipule des marionnettes. L'exp茅rience de l'茅criture ne rel猫ve jamais, chez moi, de cette cat茅gorie : elle est une n茅cessit茅 int茅rieure 禄 (p. 110).

Dire des choses vraies tout en restant dans la fiction, c'est rechercher la v茅rit茅 dans les gestes de ses personnages. Ils lui dictent le r茅cit et le romancier transcrit leurs propos : 芦 J'avais en effet l'impression que le livre existait 鈥渄茅j脿鈥 et que j'entendais la voix de Walt. C'est Walt qui a 茅crit le livre; je n'ai 茅t茅 qu'un scribe 禄 (p. 91). L'茅criture rel猫ve d'un besoin et d'une intuition, et le romancier est aval茅 par son texte : 芦 On entre dans le texte qu'on 茅crit, on p茅n猫tre dans la page, un peu comme si on avait au pr茅alable absorb茅 une poudre qui vous aurait rendu invisible 禄 (p. 216). Le romancier dispara卯t donc derri猫re la volont茅 de ses personnages, et 脿 force de chercher 脿 les p茅n茅trer, il se transmue en ceux-ci :

Comme tout romancier, je suis dans chacun de mes personnages. Mais j'ai l'intime conviction que ces gens existent par eux-m锚mes, sont tr猫s diff茅rents de moi. [鈥 Parfois, j'ai l'impression qu'茅crire un roman, c'est 锚tre soi-m锚me un acteur. On p茅n猫tre un autre personnage, un autre 锚tre imaginaire et on finit par devenir cet autre personnage et cet autre imaginaire. [鈥 L'茅crivain qui 茅crit des histoires et l'acteur qui joue partagent un m锚me effort : p茅n茅trer des 锚tres imaginaires, leur donner corps et vraisemblance, leur conf茅rer un poids et une r茅alit茅. (p. 105)

Le romancier comme acteur, voil脿 une m茅taphore inhabituelle, me semble-t-il. Elle est 茅galement paradoxale : le romancier doit dispara卯tre, comme s'il avait pris une potion d'invisibilit茅, mais il doit aussi incarner chacun de ses personnages. Le d茅voilement de leur v茅rit茅 int茅rieure rel猫ve pour Paul Auster d'une v茅ritable 茅thique de l'茅criture.

L'honn锚tet茅 romanesque.

Raconter 芦 la v茅rit茅 禄, guid茅 par la volont茅 de ses personnages, est pour Auster un imp茅ratif moral : 芦 On cherche toujours 脿 dire des choses vraies, 脿 锚tre le plus honn锚te possible. Lorsque vous 茅crivez, vous avez bien 茅videmment une sorte d'obligation morale 禄 (p. 223). Dans cette affirmation, c'est sans doute le 芦 bien 茅videmment 禄 qui est l'茅l茅ment le plus surprenant. Devant un discours plut么t g茅n茅ralis茅 sur l'absence de moralit茅 dans l'art, Auster semble tenir pour 茅vident l'aspect moral de la vocation d'茅crivain. Cette id茅e d'honn锚tet茅 est essentielle chez lui et revient r茅guli猫rement dans son discours sur le roman. Son rapport 脿 la fiction et 脿 la r茅alit茅 est assez particulier, comme en t茅moigne le livre聽The Red Notebook : True Stories, un recueil d'histoires vraies dont le point commun est la co茂ncidence, l'impr茅vu. Paradoxalement, ces 芦 histoires vraies 禄 repr茅sentent pour Auster un art po茅tique applicable au roman : s'inspirer de l'茅tranget茅 de la vie r茅elle sans chercher 脿 contr么ler les 茅v茅nements pour qu'ils correspondent 脿 l'id茅e qu'on se fait au pr茅alable d'un r茅cit, d'une histoire :

Je consid猫re ces textes comme une sorte d'art po茅tique 鈥 mais sans th茅orie, sans bagage philosophique. Tant de choses 茅tranges me sont arriv茅es au cours de ma vie, tant d'茅v茅nements inattendus et improbables, que je ne suis plus certain de savoir ce qu'est la r茅alit茅. Tout ce que je peux faire, c'est parler des m茅canismes de la r茅alit茅, rassembler les preuves de ce qui se produit dans le monde et essayer de les consigner aussi fid猫lement que possible. J'ai recouru 脿 cette approche dans mes romans. Ce n'est pas tant une m茅thode qu'un acte de foi : pr茅senter les choses comme elle se sont vraiment d茅roul茅es, pas comme elles sont cens茅es se d茅rouler ou comme nous aimerions qu'elles se d茅roulent. Les romans sont des fictions bien entendu et de fait ils racontent des mensonges (au sens le plus strict du terme), mais 脿 travers ces mensonges, chaque romancier tente de r茅v茅ler la v茅rit茅 du monde. Prises dans leur ensemble, les petites histoires du聽Carnet rouge聽constituent une sorte de synth猫se de la mani猫re dont je vois le monde. La v茅rit茅 brute sur le caract猫re impr茅visible de l'existence.

Il y a toujours un glissement entre le fait v茅cu et le roman, la vie 茅tant elle-m锚me, selon Auster, formidablement romanesque. Les histoires vraies du聽Carnet rouge聽d茅voilent l'茅trange m茅canique de l'existence au m锚me titre que les romans, 脿 la diff茅rence que cette 芦 v茅rit茅 nue 禄, dans un roman, n'est pas une v茅rit茅 empirique. Contrairement au聽Carnet rouge, o霉 le r茅cit d'茅v茅nements v茅cus est 脿 l'origine de la d茅marche, dans une sorte de d茅voilement de la mati猫re premi猫re de la fiction, les histoires des romans sont invent茅es, mais elles r茅pondent tout de m锚me 脿 ce principe de v茅rit茅, 脿 cet imp茅ratif d'honn锚tet茅 devant ce qui est inattendu et d茅routant dans l'exp茅rience humaine.

Dans l'introduction 脿 l'茅dition de son projet radiophonique, le National Story Project, r茅alis茅 avec NPR, o霉 les auditeurs lui envoyaient des histoires vraies qu'il lisait en ondes, il d茅crit ainsi les histoires qu'il recherchait :

What interested me most [鈥 were stories that defied our expectations about the world. Anecdotes that reveal the mysterious and unknowable forces at work in our lives, in our family histories, in our minds and bodies, in our souls. In other words, true stories that sounded like fiction. [鈥 Incredible plots, unlikely turns, events that refuse to obey the laws of common sense, more often than not, our lives resemble the stuff of eighteenth century novels.

Si nos vies sont comme des romans du dix-huiti猫me si猫cle, le r茅cit d'un fait v茅cu permet d'acc茅der 脿 cette 芦 r茅alit茅 romanesque 禄, ce qui se r茅sume par une expression de聽The Invention of Solitude聽: 芦 the anecdote as a form of knowledge 禄, l'anecdote comme forme de connaissance. L'anecdote permet de d茅couvrir l'invraisemblable de la vie, qui constitue le mat茅riau de la v茅rit茅 romanesque. Le m锚me parti pris est 脿 l'origine des 芦 histoires vraies 禄 et des romans : 芦 la r茅alit茅 est beaucoup plus 茅trange que la fiction 禄. Ainsi, le romancier doit d茅voiler l'茅tranget茅 de la vie dans ses histoires invent茅es, et pour ce faire, il doit examiner le caract猫re romanesque de l'existence. Dans ses romans, il doit demeurer fid猫le 脿 la m茅canique qu'il a d茅couverte dans les histoires vraies. Comme il l'exprime dans son entretien avec Larry McCaffery et Sinda Gregory, 芦 [a]s I writer of novels, I feel morally obligated to incorporate such events into my books, to write about the world as I experience it 鈥 not as someone else tells me it's supposed to be. The unknown is rushing in on top of us at every moment. As I see it, my job is to keep myself open to these collisions, to watch out for all these mysterious goings-on in the world 禄. 芦 L'obligation morale 禄 du romancier est donc d'ob茅ir 脿 son exp茅rience du monde et non aux formes de narration pr茅existantes. Selon Auster, le r茅alisme 芦 traditionnel 禄 s'茅loigne en fait de la v茅rit茅 de la vie en lui imposant un cadre pr茅茅tabli.

La v茅rit茅 romanesque n'a pas 脿 锚tre purement vraisemblable pour 锚tre vraie, puisque la vie elle-m锚me est invraisemblable. Ainsi, Mr Vertigo, qui raconte l'histoire d'un personnage qui l茅vite, est un r茅cit r茅aliste, selon les crit猫res de Paul Auster : 芦 Le seul 茅l茅ment qui ne soit pas 鈥渧raisemblable鈥, mais qu'on doit 茅videmment accepter, c'est la question de la l茅vitation. Ce fait admis, tout est vrai : la psychologie des gens, les r茅f茅rences historiques, tout. Cette histoire, qui se d茅roule sur un fond de r茅alit茅, 茅merge litt茅ralement du sol et de la v茅rit茅 禄 (p. 103). La v茅rit茅 du roman a donc un statut particulier chez Auster, puisqu'elle n'est pas proprement documentaire et peut m锚me contenir des 茅l茅ments surnaturels. Il reprend ainsi 脿 son compte une expression employ茅e par un journaliste danois pour caract茅riser Mr Vertigo, le 芦 r茅alisme fantastique 禄 : 芦 Le journaliste a bien compris de quoi il s'agissait : le r茅alisme magique ne me concerne pas 禄 (p. 103). Le r茅alisme fantastique est un courant artistique qui existe r茅ellement, mais ce n'est visiblement pas 脿 celui-ci que fait r茅f茅rence Auster lorsqu'il acquiesce aux propos du journaliste. De par son opposition au r茅alisme magique, il me semble qu'Auster se place du c么t茅 de Borges (une sorte de fantastique conceptuel et philosophique, qui refl猫te des 茅l茅ments de la vie r茅elle) plut么t que de l'univers plus onirique d'un Garcia Marquez.

La v茅rit茅 est toujours, pour Auster, 脿 l'int茅rieur des choses, au-del脿 des apparences. C'est pourquoi il est n茅cessaire pour l'茅crivain de plonger dans les profondeurs pour en exhumer la v茅rit茅 du monde. Pour cette raison, il compare le travail du romancier 脿 celui de d茅tective :

Les deux m茅tiers poss猫dent certains points communs. Il y a des similitudes dans les deux activit茅s 鈥 茅criture/filature. Chacun cherche une v茅rit茅, qui souvent se cache derri猫re les choses, et qu'il est difficile d'appr茅hender. L'茅crivain, comme le d茅tective, doit aller au-del脿 des apparences. C'est en ce sens que les romans policiers sont saisissants : le fait de vouloir d茅couvrir une v茅rit茅 r茅p猫te le geste de l'茅crivain. (p. 87-88)

En revanche, la v茅rit茅 sociale n'int茅resse pas Auster dans sa pratique du roman. En cela, il dit se distinguer de 芦 la majorit茅 des autres romanciers 禄. En effet, si Auster utilise de mani猫re plut么t interchangeable les termes d'茅crivain et de romancier et s'il parle volontiers de l'art d'茅crire des romans, il lui arrive aussi de mettre le genre 脿 distance, de se d茅fendre de faire du 芦 roman 禄, c'est-脿-dire, pour lui, du roman r茅aliste, voire sociologique :

Je dois constater que je ne me sens pas concern茅 par ce qui semble int茅resser la majorit茅 des autres romanciers. Je ne sais pas pourquoi. Je ne critique pas leurs efforts, ils sont tout 脿 fait louables mais, le roman, en tant que recherche sociologique, n'a pas grand sens 脿 mes yeux. Expliquer et d茅crire comment l'on vit et l'on meurt aujourd'hui ne m'int茅resse pas. Dire quels sont les vins qu'on aime, quelles sont les cigarettes qu'on fume, les voitures qu'on conduit, les v锚tements qu'on porte, tout ce foisonnement de d茅tails li茅s 脿 un moment historique donn茅 鈥 tout ce c么t茅 芦 roman r茅aliste 禄 鈥 me laissent froid. (p. 102)

Il est un peu 茅tonnant que Paul Auster consid猫re les 芦 autres romanciers 禄 comme des romanciers r茅alistes du XIXe si猫cle. Pourtant un grand lecteur de ses contemporains, il voit tout de m锚me le roman comme un genre qui n'a pas 茅chapp茅 aux diktats du r茅alisme et qui d茅crit de mani猫re documentaire la vie 脿 une 茅poque et un endroit donn茅s. Ainsi, il se dissocie de l'茅tiquette qui lui est le plus souvent appos茅e, celle de l'茅crivain de New York : 芦 je n'ai jamais consid茅r茅 que j'茅tais un 茅crivain de New York [鈥. Je ne d茅cris jamais la vie qu'on m猫ne 脿 New York. New York n'est qu'un site o霉 les choses se passent. Ce qui est compl猫tement diff茅rent chez Dickens : on peut dire de lui qu'il est l'茅crivain de Londres 禄. (p. 154). Auster se d茅fend de faire du roman sociologique, du roman r茅aliste et documentaire : 芦 Je n'effectue que tr猫s peu de recherches. On ne trouve pas chez moi ce d茅sir de recr茅er, co没te que co没te, du v茅cu. Mes livres viennent de mon imagination. Je n'entreprends jamais de reportage 禄. (p. 149). Le romancier n'est pas un reporter, mais un d茅tective existentiel, celui qui va au fond des choses 鈥 comme le personnage de Quinn dans City of Glass 鈥, car c'est le v茅cu int茅rieur qu'explorent les romans de Paul Auster.

Biographies int茅rieures.

La v茅rit茅 qui int茅resse le romancier, c'est celle du cours d'une vie humaine : 芦 D'une certaine fa莽on, la plupart de mes romans adoptent la forme de la biographie de quelqu'un. C'est le trajet global d'une vie qui m'int茅resse. Non seulement les moments isol茅s, mais toute l'amplitude d'une vie, avec ses sinuosit茅s, ses hauts et ses bas, ses ratures, ses h茅sitations, ses remords 禄. (p. 100). Mais ce trajet global de la vie n'a d'int茅r锚t que s'il est vu de l'int茅rieur : 芦 Mes livres ne sont pas des r茅cits autobiographiques. Il s'agit de quelque chose de plus profond que cela. Ce ne sont pas les 茅v茅nements de surface qui comptent mais quelque chose de la structure de l'int茅rieur, de l'锚tre profond, de l'inconscient. L'autobiographie touche 脿 l'enveloppe, 脿 l'ext茅rieur. Ce qui m'int茅resse, c'est le dedans 禄 (p. 211). Ces biographies romanesques, ou 芦 biographies imaginaires 禄 (p. 101), pour reprendre le terme de Paul Auster, sont le r茅sultat d'une qu锚te pour r茅v茅ler la v茅rit茅 profonde des personnages : 芦 La biographie n'existe pas sans l'int茅rieur. Ce que j'essaie de faire passer, dans les histoires que je raconte, c'est le sentiment n茅cessaire de la vie et de tout ce que cela implique 禄 (p. 223).

Dans la biographie, Paul Auster se penche plus particuli猫rement sur les moments de crise, qui deviennent les moteurs du r茅cit romanesque :

Chacun traverse, 脿 un moment ou 脿 un autre de sa vie, des moments de crise. Ces moments sont rares, 芦 primaires 禄, qui permettent que la vie change du tout au tout, subitement et durablement. Observer ces moments me fascine. Sans doute existe-t-il pour le romancier d'autres mani猫res de proc茅der. Mais je dois avouer que tenter de comprendre ces instants de changement et de crise est une des choses qui, en tant que romancier, me passionne le plus au monde. (p. 226)

Les personnages aust茅riens sont en effet des 锚tres en perte de rep猫res (deuil, rupture, itin茅rance), ce qui les rend en quelque sorte ouverts, dispos茅s 脿 l'aventure romanesque, faite de contingences et de rencontres inattendues. Dans le trajet d'une vie, ce qui int茅resse surtout Auster, ce sont les ann茅es de jeunesse, ce qui rapproche selon lui ses romans de la cat茅gorie du Bildungsroman :

Quand je lis les biographies des gens c茅l猫bres, 茅crivains ou non, je suis toujours tr猫s int茅ress茅 par les chapitres consacr茅s 脿 ce qu'ils 茅taient avant de devenir un personnage public. Les ann茅es de formation ont toujours quelque chose de passionnant. D猫s que Churchill devient Churchill, il est moins int茅ressant. Quel chemin prend-on pour devenir soi-m锚me鈥 Peut-锚tre est-ce 脿 cause de cela que bon nombre de mes livres s'apparentent 脿 ce qu'on appelait en Allemagne les romans de formation. (p. 103-104)

En ce sens, les trois autobiographies de Paul Auster (Hand to Mouth : A Chronicle of Early Failure听摆1998闭,听Winter Journal听摆2012闭,听Report from the Interior聽[2013] et m锚me l'essai聽The Invention of Solitude聽[1982] sur la mort de son p猫re) sont aussi des efforts dans cette voie, 脿 la diff茅rence qu'elles plongent dans la d茅couverte du devenir de l'auteur et non de personnages imaginaires.

On peut donc dire que la m茅canique des 芦 histoires vraies 禄 et l'introspection autobiographique forment ensemble la mati猫re des romans de Paul Auster. C'est l脿 o霉 le 芦 report from the interior 禄 se marie aux 芦 reports from the front lines of personal experience 禄, comme il d茅crit les histoires de son projet radiophonique. S'il n'entreprend jamais de reportage documentaire, le romancier puise ses r茅cits dans deux r茅servoirs de l'exp茅rience humaine : celui de l'int茅riorit茅 et celui des histoires romanesques qui composent nos vies. 脌 ces deux 茅l茅ments structurels, on pourrait ajouter encore plusieurs obsessions : l'histoire am茅ricaine (surtout ses personnages singuliers, comme Thomas Edison et Walter Raleigh), les arch茅types familiaux (la figure du p猫re, notamment), la question de l'argent (h茅ritage, pauvret茅, itin茅rance) et le baseball, qui pourrait sans doute repr茅senter 脿 lui seul une voie d'entr茅e dans l'univers romanesque de Paul Auster pour un lecteur qui s'y conna卯trait suffisamment. Mais les 茅l茅ments les plus fondamentaux de son art po茅tique supposent une plong茅e vers l'int茅rieur qui n'est possible selon lui que dans la narration romanesque. En effet, nous verrons que si, pour Paul Auster, qui a aussi 茅crit des sc茅narios et r茅alis茅 des films, tout m茅dium est bon pour raconter une histoire, seul le roman permet d'atteindre la v茅rit茅 int茅rieure dont la qu锚te est 脿 l'origine de son 茅criture.

Le roman et le cin茅ma.

Paul Auster a 茅crit et r茅alis茅 plusieurs films, et ces exp茅riences sont d茅terminantes dans sa mani猫re de penser l'茅criture : 芦 [茅]crivain ou cin茅aste, vous racontez toujours une histoire, mais les moyens sont tellement diff茅rents que les deux exp茅riences ne peuvent 锚tre compar茅es 禄 (p. 263). Malgr茅 cette apparente impossibilit茅, Auster trace des parall猫les int茅ressants entre les deux arts et les deux mani猫res de raconter : 芦 Il me semble que cette fa莽on d'employer la cin茅matographie, la lumi猫re, les mots, les acteurs, les sc猫nes, n'est rien d'autre qu'une sorte de syntaxe. C'est comme lutter avec une phrase. Le d茅sir est toujours identique : raconter une histoire. Les moyens sont diff茅rents mais le r茅sultat est le m锚me 禄 (p. 265). Le cin茅ma et le roman ont un rapport diff茅rent aux images, qui pour Auster se joue dans la m茅moire du lecteur ou du spectateur :

Je suis tr猫s frapp茅 par le fait suivant : lorsque vous lisez un roman, vous 锚tes plong茅 dans un monde de mots. Une fois le livre termin茅, et dans l'hypoth猫se o霉 celui-ci vous a plu, o霉 vous jugez qu'il requiert 脿 vous yeux une importance fondamentale, vous en garderez un souvenir visuel. Vous ne vous souvenez pas de ses mots mais des images qu'il a sugg茅r茅es. On voit des images, des personnages, des 茅v茅nements. On ne voit pas des mots mais ce que les mots disent. D'une certaine mani猫re, la m锚me exp茅rience se reproduit avec le cin茅ma. Une fois sorti de la salle de projection, vous conserverez du film un ensemble d'images. Ce que je pourrais appeler 芦 l'arri猫re-vie 禄 d'un film ou d'un livre est plus ou moins la m锚me chose. Avec le cin茅ma j'arrive, en quelque sorte, plus rapidement 脿 l'image. Le grand danger vient du fait que l'image cin茅matographique passant tellement vite, on ne la retient que tr猫s rarement. (p. 265-266).

Auster a donc en t锚te un lecteur dont la m茅moire est purement visuelle. Toutefois, il affirme que son 茅criture ne l'est pas : 芦 Mon 茅criture n'est pas comparable au travail d'un peintre. Elle n'est pas visuelle mais plut么t int茅rieure 禄 (p. 182). Le roman se transposerait donc en images dans la m茅moire du lecteur, tandis que le cin茅ma produirait directement des images moins faciles 脿 m茅moriser 脿 cause de leur rapidit茅. De plus, pour Auster, le roman, contrairement au cin茅ma, est 芦 narration pure 禄 :

Les romans sont pure narration ; les sc茅narios ressemblent au th茅芒tre et, comme dans toute dramaturgie, les seuls mots qui comptent sont ceux des dialogues. Il se trouve que mes romans comportent en g茅n茅ral peu de dialogues de sorte que pour pouvoir travailler au cin茅ma, j'ai d没 apprendre 脿 茅crire d'une mani猫re totalement nouvelle, m'enseigner 脿 moi-m锚me 脿 penser en images et 脿 mettre des mots dans la bouche d'锚tres vivants.

Le travail cin茅matographique n茅cessite donc un ajustement de la part du romancier, qui travaille la narration plus que les dialogues. Mais la diff茅rence la plus importante est celle de la temporalit茅, de la mani猫re d'exprimer le passage du temps. Pour cet aspect, l'茅criture d'un sc茅nario pr茅sente des possibilit茅s plus restreintes que celle d'un roman, selon Auster :

L'茅criture sc茅naristique rel猫ve d'une forme plus limit茅e que celle du roman. Elle a ses forces et ses faiblesses, certaines choses peuvent 锚tre faites et d'autres non. La temporalit茅, par exemple, fonctionne diff茅remment dans un livre et dans un film. Dans un roman, une longue p茅riode de temps peut 锚tre concentr茅e en une seule phrase. 芦 Chaque matin pendant vingt ans, je suis descendu au kiosque 脿 journaux au coin de la rue et j'ai achet茅 un exemplaire du Daily Bugle. 禄 Impossible dans un film. Vous pouvez montrer un homme en train de marcher dans la rue pour aller acheter un journal un jour donn茅, mais pas tous les jours pendant vingt ans. Les films se d茅roulent dans le pr茅sent. M锚me lorsque vous avez recours 脿 des flash-back, le pass茅 prend toujours la forme d'une autre incarnation du pr茅sent.

Le roman s'av猫re donc un genre plus adapt茅 au r茅cit d'un temps r茅p茅titif ou de celui du pass茅. Il permet la narration 脿 l'imparfait, en quelque sorte, contrairement au cin茅ma. Les deux genres sont tr猫s distincts dans l'esprit d'Auster et une m锚me histoire ne peut pas donner 脿 la fois un sc茅nario et un roman. Il raconte qu'il a tent茅 une seule fois de prendre la mati猫re d'un film pour un sujet de roman (c'est le cas du roman The Music of Chance [1990], adapt茅 pour le cin茅ma en 1993) et l'erreur monumentale que ce fut :

Pour la premi猫re fois dans ma vie d'茅crivain, j'ai trahi mon instinct : cette histoire est bonne, me suis-je dit, sc茅nario ou roman, peu importe鈥 Quelle erreur! J'ai pein茅 sept mois sur un roman qui ne me satisfaisait pas. Trop d'茅l茅ments purement cin茅matographiques entraient en ligne de compte : la lumi猫re bleue de la pierre, l'id茅e du film dans le film, etc. Autant d'茅l茅ments plus int茅ressants 脿 voir qu'脿 raconter. (p. 261)

Si le cin茅ma exprime mieux les images purement visuelles et permet de mieux 芦 montrer 禄 que le roman, ce dernier permet d'atteindre ce qui importe le plus aux yeux de Paul Auster dans un r茅cit : l'int茅riorit茅 du personnage.

Immortalit茅 du roman.

Devant les discours alarmistes sur la mort annonc茅e du roman, Paul Auster est cat茅gorique : 芦 Contrairement 脿 ce que beaucoup de gens veulent croire, le roman est en pleine forme en ce moment, aussi vivant et vigoureux que jamais. C'est une forme in茅puisable et peu importe ce qu'affirment les pessimistes, il ne dispara卯tra jamais 禄, d茅clare-t-il 脿 Michael Wood. 芦 Comment pouvez-vous en 锚tre aussi s没r? 禄, s'茅tonne son intervieweur de ces propos sans appel. Auster r茅pond avec une d茅finition confiante et concise de l'art du roman : 芦 Parce qu'un roman est le seul endroit sur cette plan猫te o霉 deux inconnus peuvent se rencontrer dans une intimit茅 absolue. L'茅crivain et le lecteur fabriquent ensemble le livre. Aucun autre art ne peut r茅ussir cela. Aucun autre art ne peut saisir l'essence fondamentale de l'existence humaine 禄 Si l'锚tre humain a avant tout besoin qu'on lui raconte des histoires, sous quelque forme que ce soit, comme il le soutient dans son discours de r茅ception du prix Prince des Asturies pour la litt茅rature en 2006, le roman le fait d'une mani猫re qui le distingue de toutes les autres formes de r茅cit, par la voie de l'int茅riorit茅 :

Quant 脿 l'茅tat du roman, 脿 l'avenir du roman, je demeure plut么t optimiste. Les chiffres ne comptent pas quand il s'agit de livres 鈥 car il n'y a toujours qu'un seul lecteur, chaque fois un seul. Ce qui explique le pouvoir particulier du roman et ce pourquoi, 脿 mon avis, jamais il ne dispara卯tra en tant que forme artistique. Tout roman est une collaboration 脿 parts 茅gales entre l'茅crivain et le lecteur, et c'est le seul endroit au monde o霉 deux parfaits inconnus peuvent se rencontrer dans la plus grande intimit茅.

L'immortalit茅 du roman tient aussi pour Paul Auster de l'extr锚me flexibilit茅 du genre. Dans une entrevue vid茅o, il r茅pond aux d茅clarations de Philip Roth sur la mort du roman et formule une d茅finition infiniment large du genre, qui ne serait qu'une histoire racont茅e 脿 l'int茅rieur de la couverture d'un livre : 芦 The novel is such a flexible form. It's not like a sonnet, it's not fixed, you can do anything you want with it. It's just a story that you tell within the covers of a book. But all bets are off, there are no rules and that's why I think the novel is constantly reinventing itself 禄.

Dans sa pr茅face au livre聽La solitude du labyrinthe, G茅rard de Cortanze 茅crit : 芦 Paul Auster, c'est Jacques le Fataliste contre Zola : un 茅crivain de l'inexp茅rience et non du savoir, faisant de la litt茅rature un mode de relation de l'homme avec le monde 禄 (p. 11). J'avancerais plut么t que Paul Auster est un romancier de l'exp茅rience. Comme il l'exprime lui-m锚me, 芦 [l]'oeuvre est une exp茅rience et l'exp茅rience na卯t d'un manque de savoir. Ce n'est pas le savoir qui donne le d茅sir de la r茅aliser mais son contraire 禄 (p. 183). Deux formes d'exp茅rience guident l'茅criture de Paul Auster : l'observation des contingences de l'existence humaine (the anecdote as a form of knowledge, l'anecdote comme forme de connaissance) et l'introspection. L'anecdote procure au romancier son savoir particulier sur le monde et l'entr茅e en soi lui donne acc猫s 脿 la v茅rit茅 int茅rieure de l'锚tre humain.

Ouvrages cit茅s :

  • Paul Auster,聽La pipe d'Oppen, Paris, Actes Sud, 2016.
  • Paul Auster et G茅rard de Cortanze,聽La solitude du labyrinthe : entretiens avec G茅rard de Cortanze, Paris, Actes Sud, 2004.
  • Paul Auster,聽The Art of Hunger : Essays, Prefaces, Interviews, New York, Penguin Books, 1997.
  • Paul Auster,聽I Thought My Father Was God : And Other True Tales from NPR's National Story Project, New York, MacMillan, 2002.
  • The Paris Review,聽The Art of Fiction, 芦 no 178 Paul Auster 禄, .
  • Paul Auster, 芦 I Want to Tell You a Story 禄,聽The Guardian, novembre 2006, .
  • Paul Auster, 芦 Entre le western et Kafka 禄,聽Spirale, no 102, d茅cembre 1990-janvier 1991, propos recueillis par Michel Biron et Jean-Fran莽ois Chassay, p. 12-23.
  • Paul Auster, 芦 Why Roth is Wrong about the Novel 禄, .
  • Paul Auster, entrevue accord茅e 脿 Bernard Pivot 脿 l'茅mission Apostrophes le 11 mai 1990,聽.听

Bibliographie

Ouvrages cit茅s

Paul Auster a donn茅 de nombreuses entrevues au cours de sa carri猫re, mais la plupart des citations de ce texte proviennent du livre聽La solitude du labyrinthe : entretiens avec G茅rard de Cortanze, qui a le double avantage de rassembler en un seul lieu les r茅flexions du romancier et d'avoir 茅t茅 compos茅 en fran莽ais. En 1995 et 1996, G茅rard de Cortanze rend visite 脿 l'茅crivain new-yorkais 脿 plusieurs reprises pour l'interroger sur son travail et sur sa vie. L'茅dition de 2004 que j'ai utilis茅e est augment茅e de questions subs茅quentes, pos茅es notamment apr猫s les 茅v茅nements du 11 septembre 2001 qui ont 茅branl茅 la ville 鈥 et la vie 鈥 de l'茅crivain.

Paul Auster et G茅rard de Cortanze,聽La solitude du labyrinthe : entretiens avec G茅rard de Cortanze, Paris, Actes Sud, 2004.

Paul Auster,聽The Art of Hunger : Essays, Prefaces, Interviews, New York, Penguin Books, 1997.

The Paris Review,聽The Art of Fiction聽no 178 : Paul Auster

Paul Auster, 芦 I Want to Tell You a Story 禄,聽The Guardian, novembre 2006.

芦 Entre le western et Kafka 禄, Spirale, no 102, d茅cembre 1990-janvier 1991, propos recueillis par Michel Biron et Jean-Fran莽ois Chassay, p. 12-23.

Citations

Paul Auster et G茅rard de Cortanze,聽La solitude du labyrinthe : entretiens avec G茅rard de Cortanze, Paris, Actes Sud, 2004.

Vous dites : 芦 La plupart du temps, je ne me consid猫re pas comme un romancier. 禄 Vous 锚tes un raconteur d'histoires? Un narrador, comme on dit en espagnol 鈥 un narrateur?

Oui, c'est vrai, vous avez raison. Dans la phrase que vous citez, je fais r茅f茅rence 脿 ma pratique du roman. Je dois constater que je ne me sens pas concern茅 par ce qui semble int茅resser la majorit茅 des autres romanciers. Je ne sais pas pourquoi. Je ne critique pas leurs efforts, ils sont tout 脿 fait louables mais, le roman, en tant que recherche sociologique, n'a pas grand sens 脿 mes yeux. Expliquer et d茅crire comment l'on vit et l'on meurt aujourd'hui ne m'int茅resse pas. Dire quels sont les vins qu'on aime, quelles sont les cigarettes qu'on fume, les voitures qu'on conduit, les v锚tements qu'on porte, tout ce foisonnement de d茅tails li茅s 脿 un moment historique donn茅 鈥 tout ce c么t茅 芦 roman r茅aliste 禄 鈥 me laissent (sic) froid. Parfois, il m'arrive d'aimer lire de tels livres, mais il me serait impossible de les 茅crire. Ce qui ne m'emp锚che pas de me sentir un 茅crivain 芦 r茅aliste 禄. La vraie vie quotidienne m'int茅resse 茅norm茅ment. On ne peut pas 茅crire que des livres abstraits. Cela ne pr茅sente aucun int茅r锚t. Ni de les 茅crire, ni de les lire. Il faut s'atteler 脿 des projets sp茅cifiques. Plus le livre est sp茅cifique, plus il devient universel. p. 102.

Mr Vertigo, je crois, est un livre r茅aliste. Le seul 茅l茅ment qui ne soit pas 芦 vraisemblable 禄, mais qu'on doit 茅videmment accepter, c'est la question de la l茅vitation. Ce fait admis, tout est vrai : la psychologie des gens, les r茅f茅rences historiques, tout. Cette histoire, qui se d茅roule sur un fond de r茅alit茅, 茅merge litt茅ralement du sol et de la v茅rit茅. Il ne s'agit pas, au sens propre du terme et presque p茅joratif, d'un conte de f茅es. Ce livre, qui vient de para卯tre au Danemark, y a suscit茅 notamment un article tr猫s int茅ressant qui pose la question suivante : peut-on 茅crire un livre r茅aliste fantastique? Le journaliste a bien compris de quoi il s'agissait : le r茅alisme magique ne me concerne pas. p. 103.

Ce sont des cha卯nes de contingences. Il y en a dans les histoires les plus imb茅ciles ou les plus simples鈥 Les films d'aventures, par exemple鈥 Que j'aime d'ailleurs鈥 On est sur la falaise鈥 En gros plan : les doigts de l'aventurier qui s'accrochent d茅sesp茅r茅ment au rocher鈥 Sans cette racine providentielle, le h茅ros aurait d茅j脿 gliss茅 dans le vide et serait mort, mais la racine 茅tait l脿 et l'histoire peut continuer! C'est comme une m茅taphore de la vie. Certes, le romancier place et d茅place les racines 脿 loisir, mais ce n'est pas aussi simple. Je d茅cide et cependant je ne me sens jamais comme un montreur de marionnettes. Je n'茅cris pas de cette fa莽on. Je suis plut么t dans l'effort consistant 脿 tenter de p茅n茅trer quelqu'un d'autre. Le conna卯tre, en percer les myst猫res, l'habiter, afin de le comprendre suffisamment et pouvoir suivre ses pens茅es et ses actions. Ce n'est pas ma volont茅 qui le guide mais la sienne qui m'oblige 脿 le suivre. Pour moi, ce que j'appelle 芦 l'honn锚tet茅 de l'茅crivain 禄 r茅side dans cet effort : comprendre, trouver une v茅rit茅 dans ce que j'茅cris mais ne jamais manipuler. Vous vous souvenez de ce passage, dans La Musique du hasard, o霉 Nashe vole les figurines鈥 Eh bien, je vous jure qu'en 茅crivant, je n'avais pas ce vol dans la t锚te. Je me suis soudain trouv茅 propuls茅 au coeur de cette sc猫ne avec Nashe. Je le 芦 voyais 禄 se lever, aller dans la chambre et d茅rober les figurines. 脡videmment, la d茅cision d'茅crire ou de ne pas 茅crire cette sc猫ne me revenait, mais elle fut prise apr猫s que j'eus 茅prouv茅, de l'int茅rieur, l'exp茅rience de Nashe. Nashe a d'abord vol茅, puis j'ai retranscrit le vol鈥 C'est compliqu茅, n'est-ce pas? En fait, je veux dire qu'脿 ce moment pr茅cis, j'ai appris quelque chose de nouveau sur Nashe. Je me souviens qu'un producteur m'a t茅l茅phon茅 apr猫s avoir lu le livre. Il souhaitait en faire un film dans lequel il aurait donn茅 une importance plus grande 脿 Flower et 脿 Stone. 芦 On ne les voit pas assez, disait-il, il ne faut pas qu'ils disparaissent! 禄 Je lui ai r茅pondu qu'il 茅tait primordial qu'ils ne reviennent jamais, qu'ils restent une menace invisible et j'ai ajout茅 : 芦 Je sens que je n'ai pas le droit de changer鈥 禄 Il n'茅tait pas convaincu : 芦 Vous avez tous les droits! On peut faire n'importe quoi avec les personnages d'une histoire! C'est vous le ma卯tre! 禄. Il n'avait rien compris. Les v茅ritables ma卯tres d'un roman, ce sont les personnages. Cette conversation avec ce producteur a 茅t茅 tr猫s instructive. On pense trop souvent que le romancier est une sorte de dieu qui manipule des marionnettes. L'exp茅rience de l'茅criture ne rel猫ve jamais, chez moi, de cette cat茅gorie : elle est une n茅cessit茅 int茅rieure. Pour 茅crire, il faut avoir lu beaucoup mais surtout beaucoup v茅cu. Le talent n'est pas ce qu'il y a de plus fondamental 脿 l'茅criture. L'indispensable est le d茅sir, la volont茅, le besoin d'茅crire. p. 109-111.

La question des th猫mes, des r茅p茅titions ou des obsessions, appartient au domaine des choses que je ne comprends pas鈥 Sinc猫rement, si je comprenais tous ces myst猫res, je n'茅prouverais pas le besoin de les 茅crire. Je suis obs茅d茅 par ce que je ne connais pas. Ces interrogations constituent la mati猫re premi猫re de mon travail. p. 88.

J'茅cris tr猫s lentement. Ma t锚te, je crois, est trop active. Je ne suis pas dans la passivit茅. Chaque id茅e en d茅clenche des dizaines d'autres. Il me faut sans cesse me freiner, et retourner sans cesse 脿 la ligne de la narration, et c'est parfois tr猫s compliqu茅. J'ai un esprit largement ouvert 脿 la digression. Mon effort majeur consiste 脿 ne pas y succomber! p. 95.

Certains 茅l茅ments viennent directement de la vie 鈥 des 茅l茅ments qui sont parfois des plus anodins. Le fait, par exemple, d'avoir travaill茅 huit mois au 25 de la 69e rue Est n'a d'importance que pour moi. Ce lieu me procure une certaine 芦 vibration 禄 personnelle. Cette adresse, je l'investis dans mon propre travail et lui donne une r茅elle ampleur [鈥 Des canaux myst茅rieux font que moi, 茅crivain, je vais utiliser un d茅tail qui peut para卯tre parfaitement inutile aux yeux des autres. Chaque 茅crivain, je pense, recourt, 脿 un moment ou 脿 un autre, 脿 cette m茅thode d'茅criture. Le seul livre pour lequel j'ai consciemment fait r茅f茅rence 脿 un lieu pr茅cis, en effectuant pour cela un effort d'exactitude, c'est L茅viathan. J'ai situ茅 le roman, qui rel猫ve lui de la fiction pure, sur les lieux m锚mes de sa r茅daction. Quant 脿 la chambre du narrateur, elle est celle qui 茅tait alors la mienne tandis que j'茅crivais, physiquement, le livre. Ce qui, pour le lecteur, ne conf猫re aucun 芦 sens 禄 suppl茅mentaire. 脌 mes yeux, il s'agissait d'une m茅thode de travail qui devait me permettre de m'impliquer davantage encore dans l'histoire. p. 169-170.

Beckett, dans son oeuvre, fait un nombre incroyable de r茅f茅rences 脿 des noms existants, des pr茅noms de personnes r茅elles, des situations autobiographiques, des lieux de sa jeunesse et de sa vie. Chaque 茅crivain, d猫s lors que cela lui est utile ou n茅cessaire, a recours 脿 ce proc茅d茅. On est toujours tr猫s attach茅 aux 茅v茅nements qui se sont d茅roul茅s dans notre vie et qui nous ont marqu茅s. Ils nous ont form茅s. Le souvenir des choses nous 茅meut. Ces souvenirs donnent une touche personnelle 脿 tout ce qu'on 茅crit : la v茅ritable r茅sonance intime de l'oeuvre. p. 171-172.

Mon 茅criture n'est pas comparable au travail d'un peintre. Elle n'est pas visuelle mais plut么t int茅rieure. Cependant, de temps en temps, cet 芦 int茅rieur 禄 est boulevers茅 par un choc visuel et je le note dans le livre. Parfois, le choc est violent. Cela peut 锚tre une couleur inattendue, comme les l猫vres tr猫s rouges de Virginia Stillman remarqu茅es par Quinn dans Cit茅 de verre. [鈥 La peinture, c'est une autre fa莽on de voir que l'茅criture, mais c'est la m锚me activit茅. p. 182.

La diff茅rence existant entre le nom qu'on porte dans la vie (le nom biographique) et celui qui est sur la couverture d'un livre. Cette personne qui invente des histoires, qui raconte, qui fait de l'art, c'est moi dans tous les cas, bien s没r, mais on ne sait pas d'o霉 莽a vient. Ainsi, la partie de soi qui est l'茅crivain est-elle un myst猫re 鈥 pour l'茅crivain lui-m锚me. Je ne comprends pas. Je ne sais d'o霉 me viennent mes id茅es, de quelle contr茅e 茅loign茅e. p. 191.

Chaque jour, il y a des nouvelles choses 脿 sentir; de nouvelles sensations, de nouveaux sentiments auxquels on doit se confronter. En fait tout est toujours en mouvement. C'est la raison pour laquelle il est si difficile de faire un film sur un 茅crivain, de montrer le travail d'un 茅crivain au cin茅ma. Parce qu'on ne voit pas vraiment ce qui se passe 脿 l'int茅rieur. On ne peut filmer que la surface et 脿 la surface il ne se passe rien du travail de l'茅crivain. C'est un homme ou une femme assis 脿 une table. Tout se passe 脿 l'int茅rieur. p. 205.

J'aime bien cette tactilit茅 du travail de l'茅criture. Le son de la plume sur la page est quelque chose d'assez 茅mouvant, qui rythme la pens茅e, le flux du texte, l'茅gr猫nement des mots. p. 217.

Apr猫s chaque livre, la m锚me grande question se pose : 芦 Et apr猫s? 禄 Mille possibilit茅s s'offrent 脿 vous, mais vous ne devez n'en garder qu'une : celle qui vous permettra de dire avec exactitude une chose juste. p. 255.

L'茅crivain r茅pond toujours 脿 des choses qu'il a d茅j脿 faites. Un livre peut 锚tre une r茅ponse 脿 son livre pr茅c茅dent, 脿 ses contradictions int茅rieures, un effort afin d'茅chapper 脿 ce qu'il a v茅cu, une tentative lui permettant de trouver une autre approche de travail, une fa莽on diff茅rente de raconter une histoire. Mais, au bout du chemin, on se retrouve toujours face 脿 soi. p. 255.

La structure d'un film ou d'un livre peut 锚tre plus ou moins complexe : ce n'est pas ce qui compte. Il est beaucoup moins important de comprendre que de sentir. D猫s que l'on sent ce qui se passe dans un livre ou dans un film, on est 脿 m锚me de mieux l'appr茅hender; comme dans la vie. p. 257.

Il faut avouer que je ne suis pas un 茅crivain des id茅es, des concepts. Je ne me mets jamais 脿 la table de travail en me disant : voil脿, ce matin, je vais 茅crire sur le malheur des hommes au XXe si猫cle. On encore : vais-je trouver une histoire susceptible de raconter ce fait particulier l脿? Il s'agit toujours, dans mon cas, de quelque chose de plus organique, de plus inconscient. p. 277.

Il est souvent question, dans votre oeuvre, du rapport entre roman et biographie. [鈥 Peut-on parler de quelqu'un d'autre que de cet homme invisible qui est soi et raconter ainsi l'histoire des gens qui l'entourent?

Ceci m'int茅resse au plus haut point鈥 Cette question est exactement 脿 l'origine de mon d茅sir d'茅crire des romans. J'ai explor茅 cette probl茅matique dans L'Invention de la solitude 鈥 qui n'est pas un roman. Mais je me suis retrouv茅 confront茅 脿 une 茅nigme fondamentale : comment parler de mon p猫re? Et, plus g茅n茅ralement, comment parler de quelqu'un d'autre? Cette proposition pose d'茅normes probl猫mes, et l'on se retrouve toujours face 脿 de nombreuses contradictions qui ne cessent de me fasciner. p. 101.
Sur Mr Vertigo : Dans tous mes autres romans, le personnage central veut 锚tre bon; c'est son objectif primordial : mener une vie exemplaire, morale, juste. Mais autour de ce 芦 h茅ros 禄, gravitent toujours d'autres personnages, des gens comme tout le monde, ni plus ni moins 茅go茂stes, ni plus ni moins philosophes que d'autres, qui pensent 脿 l'argent, au sexe, qui aiment boire et manger. Pour la premi猫re fois, j'ai laiss茅 un de ces 锚tres ordinaires occuper le premier plan [鈥. Mes livres sont finalement pleins de Walt qui agissent dans l'ombre du personnage principal. p. 96.

Mes personnages sont tous des gens distincts, tr猫s diff茅rents les uns des autres. Il y a entre eux beaucoup de similitudes, notamment dans leur fa莽on de se parler 脿 eux-m锚mes, mais aussi d'importantes divergences. Leurs d茅sirs, surtout, sont diff茅rents. Comme tout romancier, je suis dans chacun de mes personnages. Mais j'ai l'intime conviction que ces gens existent par eux-m锚mes, sont tr猫s diff茅rents de moi. Oui, ils ne sont pas moi! (Rires). C'est surtout 茅vident dans les livres 茅crits 脿 la premi猫re personne鈥 La prose d'Anna Blume, celle de Peter Aaron et de Walt poss猫dent un style propre, parce que ce sont des gens diff茅rents qui pensent et s'expriment et vivent chacun 脿 leur mani猫re. Parfois, j'ai l'impression qu'茅crire un roman, c'est 锚tre soi-m锚me un acteur. On p茅n猫tre un autre personnage, un autre 锚tre imaginaire et on finit par devenir cet autre personnage et cet autre imaginaire. C'est pour cette raison, sans doute, que j'ai 茅prouv茅 beaucoup de plaisir 脿 travailler avec les acteurs dans Smoke et dans Blue in the Face [deux films]. L'茅crivain qui 茅crit des histoires et l'acteur qui joue partagent un m锚me effort : p茅n茅trer des 锚tres imaginaires, leur donner corps et vraisemblance, leur conf茅rer un poids et une r茅alit茅. p. 105.

Tous ces personnages ont v茅cu une perte. Ils sont dans cette situation interm茅diaire que la th茅ologie appelle les 芦 limbes 禄, ils sont au bord鈥 Prenons un exemple concret, Quinn dans Cit茅 de verre鈥 Sa femme et son enfant sont morts. Il a perdu tout lien avec une vie normale. Il est comme 芦 vid茅 禄. Aussi, lorsqu'il re莽oit le coup de t茅l茅phone, r茅pond-il sans h茅siter. Si sa situation familiale avait 茅t茅 diff茅rente, il aurait r茅pondu simplement qu'il s'agissait d'une erreur. Cette vacuit茅 le rend disponible et l'histoire peut commencer. Ce manque fait qu'il est ouvert 脿 l'ext茅rieur, en position d'attente et lorsqu'un 茅v茅nement bizarre survient il peut en suivre le fil. Je ne suis pas obs茅d茅 par les aventures 茅tranges mais lorsqu'on perd les liens avec les autres on p茅n猫tre in茅vitablement dans des espaces inconnus, incontr么lables. Voil脿 le noyau de tout cela. Car autour de ces gens, envahis par une certaine logique, d'autres, plus normaux, continuent de mener une vie ordinaire. 脢tres en rupture, mes personnages finissent souvent par rencontrer quelqu'un qui va bouleverser leur vie. C'est cette possibilit茅 d'amour 鈥 pouvoir partager sa vie avec quelqu'un d'autre 鈥 qui va tout changer. p. 108-109.

Je trouve assez facilement les noms de mes personnages. J'ai souvent beaucoup d'id茅es dans la t锚te. Pouvoir donner un nom 脿 des personnages, 芦 nommer 禄, est un des aspects v茅ritablement magiques de l'茅criture. p. 172.

Je n'ai gu猫re 茅crit que trois ou quatre pi猫ces, durant une p茅riode tr猫s courte de quelques mois鈥 [鈥 Le th猫me du mur, pr茅sent dans Laurel and Hardy go to Heaven, sera r茅utilis茅, bien des ann茅es plus tard, dans La musique du hasard. Hide and Seek, ma troisi猫me pi猫ce, r茅appara卯tra, sous la forme de quelques phrases, dans Le Voyage d'Anna Blume. Black-out, ma deuxi猫me pi猫ce, toujours en un acte, est rest茅e longtemps, comme mes autres tentatives th茅芒trales, enfouie bien au fond d'un tiroir. Un jour, alors que j'茅tais plong茅 dans la r茅daction de Cit茅 de verre, je me suis souvenu de cette pi猫ce 茅crite plusieurs ann茅es auparavant. J'ai 茅prouv茅 un sentiment 茅trange : celui d'avoir d茅j脿 茅crit ce sur quoi j'茅tais en train de travailler. J'ai relu la pi猫ce. Les situations et les noms 茅taient les m锚mes, bien que pr茅sent茅s de mani猫re diff茅rente, que ceux qui circulaient dans mon roman en cours. J'ai alors enti猫rement repens茅 ce dernier. De Black-out, devenue fiction en prose, est sorti Ghosts. Ces pi猫ces ne pr茅sentent pas 脿 mes yeux un int茅r锚t fondamental mais il est toujours int茅ressant de voir la source de quelque chose, cette mati猫re 茅trange, inachev茅e, d'o霉 l'oeuvre est partie鈥 p. 98-99.

Le roman, le film, ce sont des choses tr猫s diff茅rentes. La forme cin茅matographique me fascine. C'est une autre mani猫re de raconter. C'est la narration qui fait le lien entre le cin茅ma et la litt茅rature. On raconte des histoires. Aujourd'hui, je voudrais voir si je suis capable de raconter des histoires gr芒ce 脿 cet autre moyen. Raconter des histoires d'une autre mani猫re. On verra si j'ai raison ou tort. p. 264.

Tous les arts tentent de dire la m锚me chose. Le cr茅ateur cherche au fond de lui les mat茅riaux qu'il va montrer aux autres. C'est toujours le m锚me voyage, plein d'incertitudes et d'ombres, durant lequel rien n'est jamais donn茅 imm茅diatement. Cet effort qui consiste 脿 trouver ces mat茅riaux puis 脿 les pr茅senter de la meilleure fa莽on possible aux autres, voil脿 la t芒che de l'茅crivain, mais aussi celle du peintre, du compositeur et de l'acteur. p. 268.

Je pr茅f猫re les biographies imaginaires. 脡videmment, je pourrais choisir de raconter une vie imaginaire de Shakespeare鈥 Il y a dix ans, j'ai lu un livre extraordinaire sur Mozart : une biographie en forme de m茅ditations sur la possibilit茅 d'茅crire une biographie. Je me sens compl猫tement solidaire de cette approche. Plus jeune, j'ai eu le projet de r茅diger des m茅ditations biographiques sur des destins qui m'int茅ressaient. Cela n'a pas abouti, except茅 un petit essai sur sir Walter Raleigh. p. 101-102.

On lit partout que le 芦 hasard 禄 joue un r么le important dans votre oeuvre. Je pense qu'il n'en est rien. Le 芦 hasard 禄 ne remplace pas le destin : il en est l'instrument. Mais surtout, votre univers romanesque est davantage en proie 脿 la n茅cessit茅, 脿 ce que Sartre appelait les 芦 contingences 禄?

芦 Paul Auster et le hasard 禄鈥 ah oui, je trouve 莽a tr猫s aga莽ant! Vous avez enti猫rement raison! Il y a n茅cessit茅 et contingences et la vie n'est que contingences. Il suffit d'ouvrir les yeux, de regarder la vie de vos proches, celle de vos amis pour voir combien aucune existence ne se d茅roule en ligne droite. Nous sommes, en permanence, la proie des contingences quotidiennes. Les choses arrivent quand on ne les attend pas. Les vies sont faites, compos茅es par l'inattendu. S'il n'y avait qu'une id茅e 脿 retenir de mes livres, ce serait celle-l脿鈥 Je pense souvent 脿 un mot : accident. Il a deux acceptions : philosophique et quotidienne 鈥 au sens o霉 l'on parle, par exemple, d'un accident de voiture. Par d茅finition, un accident n'est pas pr茅visible. Il s'agit de quelque chose qui arrive 鈥 de non pr茅vu. Et nos vies se composent d'accidents. [鈥 Cela me semble une telle 茅vidence, rien n'est plus normal. Non, vraiment, cette id茅e de 芦 hasard 禄 ne m'int茅resse pas. C'est comme si on la d茅couvrait pour la premi猫re fois en lisant mes livres : c'est absurde. p. 106-107.

Les deux m茅tiers [d茅tective et 茅crivain] poss猫dent certains points communs. Il y a des similitudes dans les deux activit茅s 鈥 茅criture/filature. Chacun cherche une v茅rit茅, qui souvent se cache derri猫re les choses, et qu'il est difficile d'appr茅hender. L'茅crivain, comme le d茅tective, doit aller au-del脿 des apparences. C'est en ce sens que les romans policiers sont saisissants : le fait de vouloir d茅couvrir une v茅rit茅 r茅p猫te le geste de l'茅crivain. p. 87-88.

Vous concernant, on a souvent 茅voqu茅 le roman policier. Ce qui, je trouve, est absurde. Comme Cervant猫s qui, dans Don Quichotte, utilisait les normes du roman de chevalerie, vous vous servez des conventions d'un certain genre litt茅raire pour les outrepasser鈥

Je suis d'accord, moi aussi je trouve cela parfaitement absurde. J'ai d茅couvert la litt茅rature polici猫re alors que j'茅crivais des po猫mes et des essais. J'ai imm茅diatement 茅t茅 s茅duit par sa forme. Pendant plusieurs ann茅es, j'ai lu des centaines de romans policiers. Puis l'int茅r锚t s'est perdu. J'ai 茅crit un roman policier, sous pseudonyme, pour des raisons purement alimentaires. C'est d'ailleurs la seule fois o霉 j'ai essay茅 d'茅crire pour de l'argent. Je me trouvais dans une telle situation d'urgence que j'茅tais pr锚t 脿 me prostituer. Malgr茅 ma disponibilit茅 (Rires), 莽a n'a absolument pas march茅! Cit茅 de verre prend la forme d'un roman policier, m锚me si ce n'en est absolument pas un, pour rester fid猫le 脿 la situation de d茅part qui a inspir茅 le roman : un coup de t茅l茅phone en pleine nuit qui me demande, suite 脿 une erreur, si je suis bien d茅tective priv茅 脿 la Pinkerton Agency! Malgr茅 mon respect envers cette forme prodigieuse qui est celle du roman policier et mon admiration pour des 茅crivains comme Hammett ou Chandler, ce genre de litt茅rature n'est vraiment pas une chose importante dans ma vie. p. 99-100.

J'ai trouv茅 que les bons romans noirs am茅ricains, qu'on situe volontiers comme une sorte de genre mineur 茅crit en marge de la 芦 vraie 禄 litt茅rature, sont en r茅alit茅 parfois bien meilleurs que des livres dits 芦 litt茅raires 禄. Dans le bon roman policier, chaque phrase compte, la structure ne conna卯t aucune faille, conduit 脿 de la pens茅e, 脿 de profondes r茅flexions. Ceci dit, l'influence du roman policier sur mon oeuvre est tout 脿 fait n茅gligeable. En tout cas beaucoup moins importante que ne l'ont 茅crit certains. p. 298.

Paul Auster,聽The Art of Hunger : Essays, Prefaces, Interviews, New York, Penguin Books, 1997.

It is a work [La faim聽de Knut Hamsun] devoit of plot, action, and 鈥 but for the narrator 鈥 character. By nineteenth-century standards, it is a work in which nothing happens The radical subjectivity of the narrator effectively eliminates the basic concerns of the traditional novel. Similar to the hero's plan to make an 芦 invisible detour 禄 when he came to the problem of space and time in one of his essays, Hamsun manages to dispense with historical time, the basic organizing principle of nineteenth-century fiction. He gives us an account only of the hero's worst struggles with hunger. Other, less difficult times, in which his hunger has been appeased 鈥 even though they might last as long as a week 鈥 are passed off in one or two sentences. Historical time is obliterated in favor of inner duration. p. 10.

Something new is happening here, some new thought about the nature of art is being proposed in Hunger. It is first of all an art that is indistinguishable from the life of the artist who makes it. That is not to say an art of autobiographical excess, but rather, an art that is the direct expression of the effort to express itself. In other words, an art of hunger : an art of need, of necessity, of desire. Certainty yields to doubt, form gives way to process. There can be no arbitrary imposition of order, and yet, more thane ver, there is the obligation to achieve clarity. It is an art that begins with the knowledge that there are no right answers. For that reason, it becomes essential to ask the right questions. One finds them by living them. p. 18-19.

Literature is not a continuum, but a series of dislocations, and the books that mean most to us in the end are usually those that ran counter ro the idea of literature that prevailed at the time they were written. p. 26.

(Sur The Invention of Solitude) The point was to be as honest as possible in every sentence. I wanted to write a book that was completely exposed. I didn't want to hide anything. I wanted to break down for myself the boundary between living and writing as much as I could. That's not to say that a lot of literary effort didn't go into the book, but the impulses are all very immediate and pressing. With everything I do, it seems that I just get so inside it, I can't think about anything else. And writing the book becomes real for me. I was talking about myself in The Book of Memory, but by tracking specific instances of my own mental process, perhaps I was doing something that other people could understand as well. p. 278.

There is a way in which a writer can do too much, overwhelming the reader with so many details that he no longer has any air to breathe. Think of a typical passage in a novel. A character walks into a room. As a writer, how much of that room do you want to talk about? The possibilities are infinite. You can give the color of the curtains, the wallpaper pattern, the objects on the coffee table, the reflection of the light in the mirror. But how much of this is really necessary? Is the novelist's job simply to reproduce physical sensations for their own sake? When I write, the story is always uppermost in my mind, and I feel that everything must be sacrificed to it. All the elegant passages, all the curious details, all the so-called beautiful writing 鈥 if they are not truly relevant to what I am trying to say, then they have to go. It's all in the voice. You're telling a story, after all, and your job is to make people want to go on listening to your tale. The slightest distraction or wandering leads to boredon, and if there's one thing we all hate in books, it's losing interest, feeling bored, not caring about the next sentence. In the end, you don't only write the books you need to write, but you write the books you would like to read yourself. p. 283.

From an aestheric point of view, the introduction of chance elements in fiction probably creates as many problems as it solves. I've come in for a lot of abuse from critics because of it. In the strictest sense of the word, I consider myself a realist. Chance is a part of reality : we are continually shaped by the forces of coincidence, the unexpected occurs with almost numbing regularity in all our lives. And yet there's a widely held notion that novels shouldn't stretch the imagination too far. Anything that appears 芦 implausible 禄 is necessarily taken to be forced, artificial, 芦 unrealistic 禄. I don't know what reality these people have been living in, but it certainly isn't my reality. In some perverse way, I believe they've spent too much time reading books. They're so immersed in the conventions of so-called realistic fiction that their sense of reality has been distorted. Everything's been smoothed out in these novels, robbed of its singularity, boxed into a predictable world of cause and effect. Anyone with the wit to get his nose out of his book and study what's actually in front of him will understand that this realism is a complete sham. To put it another way : truth is stranger than fiction. What I am after, I suppose, is to write fiction as strange as the world I live in. p. 287-288.

My poems were a quest for what I would call a uni-vocal expression. They expressed what I felt at any given moment, as if I'd never felt anything before and would never feel anything again. They were concerned with essences, with bedrock beliefs, and their aim was always to achieve a purity and consistency of language. Prose, on the other hand, gives me a chance to articulate my conflicts and contradictions. Like everyone else, I am a multiple being, and I embody a whole range of attitudes and responses to the world. Depending on my mood, the same event can make me laugh or make me cry; it can inspire anger or compassion or indifference. Writing prose allows me to include all of these responses. I no longer have to choose among them. p. 300.

That sounds like Bakhtin's notion of 芦 the dialogic imagination 禄, with the novel arising out of this welter of conflicting but dynamic voices and opinions. Heteroglossia鈥

Exactly. Of all the theories of the novel, Bakhtin's strikes me as the most brilliant, the one that comes closest to understanding the complexity and the magic of the form.
It probable also explains why it's so rare for a young person to write a good novel. You have to grow into yourself before you can take on the demands of fiction. p. 304.

In the end, though, I would say that the greatest influence on my work has been fairy tales, the oral tradition of story-telling. The Brothers Grimm, the Thousand and One Nights 鈥 the kinds of stories you read out loud to children. These are bare bones narratives, narratives largely devoid of details yet enormous amounts of information are communicated in a very short space, with very few words. What fairy tales prove, I think, is that it's the reader 鈥 or the listener 鈥 who actually tells the story to himself. The text is no more than the springboard for the imagination. p. 311.

I'd certainly agree that novel-writing has strayed very far from these open-ended structures 鈥 and from oral traditions as well. The typical novel of the past two hundred years has been crammed full of details, descriptive passages, local color 鈥 things that might be excellent in themselves, but which often have little to do with the heart of the story being told, that can actually block the reader's access to that story. I want my books to be all heart, all center, to say what they have to say in as few words as possible. This ambition seems so contrary to what most novelists are trying to accomplish that I often have trouble thinking of myself as a novelist at all. p. 312.

There's nothing in the world that is not fit material for a novel. I think that's been the great glory of American writing, as opposed to, say, European writing : the fact that we've allowed things in. It gives a kind of flexibility and questioning force to a lot of the American fiction that I admire. I feel that I want to stay open to everthing, that there's nothing that can't be an influence. Everything from the most banal elements of popular culture to the most rigorous, demanding philosophical works. It's all part of the world we live in, and once you begin to draw lines and exclude things, you're turning your back on reality 鈥 a fatal mistake for a novelist. p. 334.

The Paris Review,聽The Art of Fiction聽no 178 : Paul Auster,聽.

It might have something to do with an early confusion on my part, an ignorance about the nature of fiction. As a young person, I would always ask myself, Where are the words coming from? Who's saying this? The third-person narrative voice in the traditional novel is a strange device. We're used to it now, we accept it, we don't question it anymore. But when you stop and think about it, there's an eerie, disembodied quality to that voice. It seems to come from nowhere and I found that disturbing. I was always drawn to books that doubled back on themselves, that brought you into the world of the book, even as the book was taking you into the world. The manuscript as hero, so to speak. Wuthering Heights is that kind of novel. The Scarlet Letter is another. The frames are fictitious, of course, but they give a groundedness and credibility to the stories that other novels didn't have for me. They posit the work as an illusion鈥攚hich more traditional forms of narrative don't鈥攁nd once you accept the 鈥渦nreality鈥 of the enterprise, it paradoxically enhances the truth of the story. The words aren't written in stone by an invisible author-god. They represent the efforts of a flesh-and-blood human being and this is very compelling. The reader becomes a participant in the unfolding of the story鈥攏ot just a detached observer.

Each book I've written has started off with what I'd call a buzz in the head. A certain kind of music or rhythm, a tone. Most of the effort involved in writing a novel for me is trying to remain faithful to that buzz, that rhythm. It's a highly intuitive business. You can't justify it or defend it rationally, but you know when you've struck a wrong note, and you're usually pretty certain when you've hit the right one.

Every book begins with the first sentence and then I push on until I've reached the last. Always in sequence, a paragraph at a time. I have a sense of the trajectory of the story鈥 and often have the last sentence as well as the first before I begin鈥攂ut everything keeps changing as I go along. No book I've published has ever turned out as I thought it would. Characters and episodes disappear; other characters and episodes develop as I go along. You find the book in the process of doing it. That's the adventure of the job. If it were all mapped out in advance, it wouldn't be very interesting.

The paragraph seems to be my natural unit of composition. The line is the unit of a poem, the paragraph serves the same function in prose鈥攁t least for me. I keep working on a paragraph until I feel reasonably satisfied with it, writing and rewriting until it has the right shape, the right balance, the right music鈥攗ntil it seems transparent and effortless, no longer 鈥渨ritten.鈥 That paragraph can take a day to complete or half a day, or an hour, or three days. Once it seems finished, I type it up to have a better look. So each book has a running manuscript and a typescript beside it. Later on, of course, I'll attack the typed page and make more revisions.

Paul Auster, 芦 I Want to Tell You a Story 禄,聽The Guardian, novembre 2006,聽.

Discours d'acceptation du Prix Prince des Asturies (litt茅rature)

I don't know why I do what I do. If I did know, I probably wouldn't feel the need to do it. All I can say, and I say it with utmost certainty, is that I have felt this need since my earliest adolescence. I'm talking about writing, in particular, writing as a vehicle to tell stories, imaginary stories that have never taken place in what we call the real world. Surely it is an odd way to spend your life - sitting alone in a room with a pen in your hand, hour after hour, day after day, year after year, struggling to put words on pieces of paper in order to give birth to what does not exist - except in your head. Why on earth would anyone want to do such a thing? The only answer I have ever been able to come up with is: because you have to, because you have no choice.

Fiction, however, exists in a somewhat different realm from the other arts. Its medium is language, and language is something we share with others, that is common to us all. From the moment we learn to talk, we begin to develop a hunger for stories. Those of us who can remember our childhoods will recall how ardently we relished the moment of the bedtime story, when our mother or father would sit down beside us in the semi-dark and read from a book of fairy tales.

Novels are not the only source, after all. Films and television and even comic books are churning out vast quantities of fictional narratives and the public continues to swallow them up with great passion. That is because human beings need stories. They need them almost as desperately as they need food and however the stories might be presented - whether on a printed page or on a television screen - it would be impossible to imagine life without them.

芦 Entre le western et Kafka 禄, Spirale, no 102, d茅cembre 1990-janvier 1991, propos recueillis par Michel Biron et Jean-Fran莽ois Chassay, p. 12-23.

Tout 茅crivain est attir茅 par la subversion du langage. On pourrait dire que la subversion est en quelque sorte l'ambition de tout 茅crivain. Edmond Jab猫s me disait un jour qu'apr猫s avoir r茅fl茅chi longtemps 脿 cela, il en 茅tait venu 脿 la conclusion que seule la clart茅 peut vraiment changer les choses, est vraiment subversive, en me donnant l'exemple de Kafka, 茅crivain 脿 la fois d茅concertant et limpide. Je suis tout 脿 fait d'accord avec ce point de vue. Si l'on veut d茅truire la syntaxe et jeter les mots sur la page, c'est tr猫s bien, mais personne ne s'y int茅resse, 莽a ne change rien. La seule chose qui peut subvertir, c'est la clart茅. Je n'ai jamais 茅t茅 tr猫s heureux avec le Nouveau Roman. [鈥 Pour moi, c'est presque un principe moral envers l'茅criture. Narrer m'appara卯t comme un besoin aussi fondamental que l'acte de manger. p. 12.

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