Paul Auster
(1947-...)
Dossier
Le roman selon Paul Auster
Paul Auster et le roman de l'exp茅rience int茅rieure, par Luba Markovskaia, 22 mai 2016 |
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Chaque roman de Paul Auster est une invitation 脿 p茅n茅trer dans l'atelier du romancier. Ses personnages principaux sont souvent des auteurs et ses livres regorgent de m茅taphores de l'茅criture et d'茅l茅ments mat茅riels propres au travail de l'茅crivain : carnets, machines 脿 茅crire, stylos鈥 Il faut dire qu'Auster tient particuli猫rement 脿 son rituel de cr茅ation et n'h茅site pas 脿 le divulguer en entrevue : un premier jet 茅crit au stylo-plume dans un carnet (et non sur des feuilles 茅parses; un carnet 鈥 rouge, id茅alement, et 脿 carreaux 鈥 est un monde, une 芦 chambre 禄), puis un second jet retravaill茅 et transcrit sur sa fameuse Olympia, immortalis茅e dans le livre聽The Story of My Typewriter聽(2002), illustr茅 par le peintre Sam Messer. Le geste de retaper cette seconde version 脿 la machine est pour Auster une mani猫re de faire passer son texte dans son corps, dans une sorte d'茅preuve de la frappe, plut么t que du gueuloir. Sur sa fid猫le dactylo, Paul Auster a 茅crit une quinzaine de romans, plusieurs essais, trois autobiographies, cinq sc茅narios de films et un roman policier publi茅 sous pseudonyme. Il a aussi 茅crit de la po茅sie et traduit de nombreux auteurs fran莽ais, dont Blanchot, Mallarm茅, Sartre, Char, Joubert, Tzara, Desnos... Pour le jeune auteur qu'il 茅tait alors, la traduction a 茅t茅 une forme 芦 d'apprentissage litt茅raire 禄, une 茅cole d'茅criture. Cela dit, s'il admire les po猫tes et 茅crivains fran莽ais (il a cr茅茅 une anthologie de la po茅sie fran莽aise du XXe si猫cle pour Random House en 1982), les influences qu'il cite sont surtout des 茅crivains am茅ricains du XIXe si猫cle : Herman Melville, Nathaniel Hawthorne, Walt Whitman, Edgar Allan Poe, Henry David Thoreau鈥 Pour parler d'un proc茅d茅 romanesque qu'il affectionne, la digression, il mentionne souvent聽Tristram Shandy聽de Lawrence Sterne et聽Don Quichotte聽de Cervant猫s, son 芦 roman pr茅f茅r茅 禄, comme il le confie 脿 Michel Biron et 脿 Jean-Fran莽ois Chassay dans un entretien accord茅 lors de son passage 脿 Montr茅al. Le romancier semble cependant distinguer ses lectures marquantes (Kafka, Beckett, Montaigne鈥) de ses influences litt茅raires. L'entr茅e dans le roman. Paul Auster est entr茅 芦 en litt茅rature 禄 par la voie de la po茅sie. Apr猫s quatre recueils de po猫mes parus au cours des ann茅es 1970, le jeune 茅crivain d'脿 peine trente ans traverse ce qu'il d茅crit comme une terrible crise litt茅raire. N'arrivant plus 脿 茅crire une ligne, il se dit que sa carri猫re d'茅crivain est termin茅e. Il 茅mergera de cette p茅riode sombre avec un d茅sir d'茅criture renouvel茅, mais d茅sormais tourn茅 vers la prose, dans ce qu'il appelle sa 芦 premi猫re impulsion narrative 禄 (p. 98) :
Si la po茅sie est pour Auster rien de moins que 芦 la fondation m锚me de toute litt茅rature 禄 et 芦 l'origine 禄 de son propre cheminement litt茅raire, c'est finalement le plaisir du r茅cit qui l'emportera et qui donnera le ton 脿 sa prolifique carri猫re de romancier. Dans un entretien accord茅 au聽Paris Review, il d茅crit l'attitude qui a permis cette entr茅e dans le roman :
Paul Auster pr茅tend donc 锚tre devenu romancier lorsqu'il a cess茅 de se pr茅occuper de faire de la 芦 Litt茅rature 禄. Si la po茅sie est pour lui le fondement de tout effort litt茅raire, par la recherche du mot juste qu'elle suppose, le roman na卯t, toujours selon lui, lorsqu'on met de c么t茅 cet id茅al et qu'on cherche 脿 raconter une histoire, sans 茅gard 脿 la forme. Lorsqu'il 茅crit, Auster se d茅peint, dans des termes plut么t flaubertiens, comme 芦 [t]endu vers un effort : rendre [s]on style transparent. 脡crire un livre en oubliant que sa mati猫re est le langage鈥 Cette n茅cessit茅, cet id茅al poussent mes phrases 禄. (p. 104). L'id茅al po茅tique est donc mis de c么t茅 au profit de l'id茅al du prosateur, celui de raconter sans se soucier du langage. L'茅criture d'un roman est par ailleurs une entreprise qui s'inscrit dans le temps et dans la dur茅e. Auster confie 脿 G茅rard de Cortanze que c'est aussi la naissance de son fils qui, en le propulsant dans le temps g茅n茅alogique, lui a ouvert la porte du roman :
L'entr茅e dans le roman est donc une entr茅e dans le temps dans sa dimension humaine, historique. La po茅sie serait une sorte de pr茅histoire de l'茅criture, avant que l'茅crivain ne soit propuls茅 dans le temps long de la vie. C'est le temps qui permet de narrer une histoire, et le r茅cit est le propre du roman. Dans un entretien avec Larry McCaffery et Sinda Gregory, il ajoute 脿 cette r茅flexion sur la paternit茅 et le temps du roman l'id茅e que les enfants emp锚chent de se prendre trop au s茅rieux et 茅voque une note qu'il avait re莽ue de Charles Simic 脿 la naissance de son fils : 芦 If I didn't have kids, I'd walk around thinking I was Rimbaud all the time 禄. La po茅sie est donc davantage associ茅e au 芦 s茅rieux de la jeunesse 禄, rendu caduc par l'arriv茅e des enfants, qui pr茅cipitent l'entr茅e dans l'univers plus terre-脿-terre du roman. Cela dit, si Paul Auster d茅crit souvent ce passage de la po茅sie vers le roman comme le r茅sultat d'une mort litt茅raire suivie d'une renaissance, dans certains entretiens, il concilie davantage les deux pratiques et parle d'un passage plus progressif vers la fiction. Il dit avoir 茅crit d'abord des po猫mes denses, 芦 comme des poings ferm茅s 禄, qui se sont progressivement ouverts vers des textes plus narratifs, en passant notamment par le th茅芒tre et la critique litt茅raire. Il raconte aussi une 茅piphanie lors d'un spectacle de danse contemporaine, 脿 la suite duquel il s'est mis 脿 茅crire un texte inclassable 鈥 ni po猫me ni roman 鈥 qui a rompu son silence litt茅raire. Son premier texte en prose, L'invention de la solitude, n'est d'ailleurs pas un roman. Bref, crise ou transition, 茅piphanie ou renaissance, la po茅sie et le roman sont pour Auster des vases communicants, deux faces d'une m锚me m茅daille qui naissent d'un m锚me besoin d'茅crire, voire des m锚mes id茅es, mais avec des voix distinctes :
La naissance du romancier est donc avant tout celle du narrateur, celui qui prend le lecteur par la main et qui le guide dans son histoire. Prendre le parti du roman, c'est pr茅f茅rer au chant le r茅cit. Le romancier dans le labyrinthe. Si le romancier guide le lecteur dans le labyrinthe du livre, il n'est pas enti猫rement ma卯tre de son r茅cit : 芦 [d]es faits, des id茅es, des histoires s'emparent de moi et je me contente de les suivre, sans comprendre vraiment 禄 (p. 89). Paul Auster s'oppose 脿 l'id茅e du romancier-marionnettiste qui d茅cide enti猫rement du sort de ses personnages :
脡crire un roman, pour Auster, c'est p茅n茅trer dans la v茅rit茅 int茅rieure d'un personnage, et c'est souvent ce dernier qui le guide sur la voie de celle-ci : 芦 Les v茅ritables ma卯tres d'un roman, ce sont les personnages. [鈥 On pense trop souvent que le romancier est une sorte de dieu qui manipule des marionnettes. L'exp茅rience de l'茅criture ne rel猫ve jamais, chez moi, de cette cat茅gorie : elle est une n茅cessit茅 int茅rieure 禄 (p. 110). Dire des choses vraies tout en restant dans la fiction, c'est rechercher la v茅rit茅 dans les gestes de ses personnages. Ils lui dictent le r茅cit et le romancier transcrit leurs propos : 芦 J'avais en effet l'impression que le livre existait 鈥渄茅j脿鈥 et que j'entendais la voix de Walt. C'est Walt qui a 茅crit le livre; je n'ai 茅t茅 qu'un scribe 禄 (p. 91). L'茅criture rel猫ve d'un besoin et d'une intuition, et le romancier est aval茅 par son texte : 芦 On entre dans le texte qu'on 茅crit, on p茅n猫tre dans la page, un peu comme si on avait au pr茅alable absorb茅 une poudre qui vous aurait rendu invisible 禄 (p. 216). Le romancier dispara卯t donc derri猫re la volont茅 de ses personnages, et 脿 force de chercher 脿 les p茅n茅trer, il se transmue en ceux-ci :
Le romancier comme acteur, voil脿 une m茅taphore inhabituelle, me semble-t-il. Elle est 茅galement paradoxale : le romancier doit dispara卯tre, comme s'il avait pris une potion d'invisibilit茅, mais il doit aussi incarner chacun de ses personnages. Le d茅voilement de leur v茅rit茅 int茅rieure rel猫ve pour Paul Auster d'une v茅ritable 茅thique de l'茅criture. L'honn锚tet茅 romanesque. Raconter 芦 la v茅rit茅 禄, guid茅 par la volont茅 de ses personnages, est pour Auster un imp茅ratif moral : 芦 On cherche toujours 脿 dire des choses vraies, 脿 锚tre le plus honn锚te possible. Lorsque vous 茅crivez, vous avez bien 茅videmment une sorte d'obligation morale 禄 (p. 223). Dans cette affirmation, c'est sans doute le 芦 bien 茅videmment 禄 qui est l'茅l茅ment le plus surprenant. Devant un discours plut么t g茅n茅ralis茅 sur l'absence de moralit茅 dans l'art, Auster semble tenir pour 茅vident l'aspect moral de la vocation d'茅crivain. Cette id茅e d'honn锚tet茅 est essentielle chez lui et revient r茅guli猫rement dans son discours sur le roman. Son rapport 脿 la fiction et 脿 la r茅alit茅 est assez particulier, comme en t茅moigne le livre聽The Red Notebook : True Stories, un recueil d'histoires vraies dont le point commun est la co茂ncidence, l'impr茅vu. Paradoxalement, ces 芦 histoires vraies 禄 repr茅sentent pour Auster un art po茅tique applicable au roman : s'inspirer de l'茅tranget茅 de la vie r茅elle sans chercher 脿 contr么ler les 茅v茅nements pour qu'ils correspondent 脿 l'id茅e qu'on se fait au pr茅alable d'un r茅cit, d'une histoire :
Il y a toujours un glissement entre le fait v茅cu et le roman, la vie 茅tant elle-m锚me, selon Auster, formidablement romanesque. Les histoires vraies du聽Carnet rouge聽d茅voilent l'茅trange m茅canique de l'existence au m锚me titre que les romans, 脿 la diff茅rence que cette 芦 v茅rit茅 nue 禄, dans un roman, n'est pas une v茅rit茅 empirique. Contrairement au聽Carnet rouge, o霉 le r茅cit d'茅v茅nements v茅cus est 脿 l'origine de la d茅marche, dans une sorte de d茅voilement de la mati猫re premi猫re de la fiction, les histoires des romans sont invent茅es, mais elles r茅pondent tout de m锚me 脿 ce principe de v茅rit茅, 脿 cet imp茅ratif d'honn锚tet茅 devant ce qui est inattendu et d茅routant dans l'exp茅rience humaine. Dans l'introduction 脿 l'茅dition de son projet radiophonique, le National Story Project, r茅alis茅 avec NPR, o霉 les auditeurs lui envoyaient des histoires vraies qu'il lisait en ondes, il d茅crit ainsi les histoires qu'il recherchait :
Si nos vies sont comme des romans du dix-huiti猫me si猫cle, le r茅cit d'un fait v茅cu permet d'acc茅der 脿 cette 芦 r茅alit茅 romanesque 禄, ce qui se r茅sume par une expression de聽The Invention of Solitude聽: 芦 the anecdote as a form of knowledge 禄, l'anecdote comme forme de connaissance. L'anecdote permet de d茅couvrir l'invraisemblable de la vie, qui constitue le mat茅riau de la v茅rit茅 romanesque. Le m锚me parti pris est 脿 l'origine des 芦 histoires vraies 禄 et des romans : 芦 la r茅alit茅 est beaucoup plus 茅trange que la fiction 禄. Ainsi, le romancier doit d茅voiler l'茅tranget茅 de la vie dans ses histoires invent茅es, et pour ce faire, il doit examiner le caract猫re romanesque de l'existence. Dans ses romans, il doit demeurer fid猫le 脿 la m茅canique qu'il a d茅couverte dans les histoires vraies. Comme il l'exprime dans son entretien avec Larry McCaffery et Sinda Gregory, 芦 [a]s I writer of novels, I feel morally obligated to incorporate such events into my books, to write about the world as I experience it 鈥 not as someone else tells me it's supposed to be. The unknown is rushing in on top of us at every moment. As I see it, my job is to keep myself open to these collisions, to watch out for all these mysterious goings-on in the world 禄. 芦 L'obligation morale 禄 du romancier est donc d'ob茅ir 脿 son exp茅rience du monde et non aux formes de narration pr茅existantes. Selon Auster, le r茅alisme 芦 traditionnel 禄 s'茅loigne en fait de la v茅rit茅 de la vie en lui imposant un cadre pr茅茅tabli. La v茅rit茅 romanesque n'a pas 脿 锚tre purement vraisemblable pour 锚tre vraie, puisque la vie elle-m锚me est invraisemblable. Ainsi, Mr Vertigo, qui raconte l'histoire d'un personnage qui l茅vite, est un r茅cit r茅aliste, selon les crit猫res de Paul Auster : 芦 Le seul 茅l茅ment qui ne soit pas 鈥渧raisemblable鈥, mais qu'on doit 茅videmment accepter, c'est la question de la l茅vitation. Ce fait admis, tout est vrai : la psychologie des gens, les r茅f茅rences historiques, tout. Cette histoire, qui se d茅roule sur un fond de r茅alit茅, 茅merge litt茅ralement du sol et de la v茅rit茅 禄 (p. 103). La v茅rit茅 du roman a donc un statut particulier chez Auster, puisqu'elle n'est pas proprement documentaire et peut m锚me contenir des 茅l茅ments surnaturels. Il reprend ainsi 脿 son compte une expression employ茅e par un journaliste danois pour caract茅riser Mr Vertigo, le 芦 r茅alisme fantastique 禄 : 芦 Le journaliste a bien compris de quoi il s'agissait : le r茅alisme magique ne me concerne pas 禄 (p. 103). Le r茅alisme fantastique est un courant artistique qui existe r茅ellement, mais ce n'est visiblement pas 脿 celui-ci que fait r茅f茅rence Auster lorsqu'il acquiesce aux propos du journaliste. De par son opposition au r茅alisme magique, il me semble qu'Auster se place du c么t茅 de Borges (une sorte de fantastique conceptuel et philosophique, qui refl猫te des 茅l茅ments de la vie r茅elle) plut么t que de l'univers plus onirique d'un Garcia Marquez. La v茅rit茅 est toujours, pour Auster, 脿 l'int茅rieur des choses, au-del脿 des apparences. C'est pourquoi il est n茅cessaire pour l'茅crivain de plonger dans les profondeurs pour en exhumer la v茅rit茅 du monde. Pour cette raison, il compare le travail du romancier 脿 celui de d茅tective :
En revanche, la v茅rit茅 sociale n'int茅resse pas Auster dans sa pratique du roman. En cela, il dit se distinguer de 芦 la majorit茅 des autres romanciers 禄. En effet, si Auster utilise de mani猫re plut么t interchangeable les termes d'茅crivain et de romancier et s'il parle volontiers de l'art d'茅crire des romans, il lui arrive aussi de mettre le genre 脿 distance, de se d茅fendre de faire du 芦 roman 禄, c'est-脿-dire, pour lui, du roman r茅aliste, voire sociologique :
Il est un peu 茅tonnant que Paul Auster consid猫re les 芦 autres romanciers 禄 comme des romanciers r茅alistes du XIXe si猫cle. Pourtant un grand lecteur de ses contemporains, il voit tout de m锚me le roman comme un genre qui n'a pas 茅chapp茅 aux diktats du r茅alisme et qui d茅crit de mani猫re documentaire la vie 脿 une 茅poque et un endroit donn茅s. Ainsi, il se dissocie de l'茅tiquette qui lui est le plus souvent appos茅e, celle de l'茅crivain de New York : 芦 je n'ai jamais consid茅r茅 que j'茅tais un 茅crivain de New York [鈥. Je ne d茅cris jamais la vie qu'on m猫ne 脿 New York. New York n'est qu'un site o霉 les choses se passent. Ce qui est compl猫tement diff茅rent chez Dickens : on peut dire de lui qu'il est l'茅crivain de Londres 禄. (p. 154). Auster se d茅fend de faire du roman sociologique, du roman r茅aliste et documentaire : 芦 Je n'effectue que tr猫s peu de recherches. On ne trouve pas chez moi ce d茅sir de recr茅er, co没te que co没te, du v茅cu. Mes livres viennent de mon imagination. Je n'entreprends jamais de reportage 禄. (p. 149). Le romancier n'est pas un reporter, mais un d茅tective existentiel, celui qui va au fond des choses 鈥 comme le personnage de Quinn dans City of Glass 鈥, car c'est le v茅cu int茅rieur qu'explorent les romans de Paul Auster. Biographies int茅rieures. La v茅rit茅 qui int茅resse le romancier, c'est celle du cours d'une vie humaine : 芦 D'une certaine fa莽on, la plupart de mes romans adoptent la forme de la biographie de quelqu'un. C'est le trajet global d'une vie qui m'int茅resse. Non seulement les moments isol茅s, mais toute l'amplitude d'une vie, avec ses sinuosit茅s, ses hauts et ses bas, ses ratures, ses h茅sitations, ses remords 禄. (p. 100). Mais ce trajet global de la vie n'a d'int茅r锚t que s'il est vu de l'int茅rieur : 芦 Mes livres ne sont pas des r茅cits autobiographiques. Il s'agit de quelque chose de plus profond que cela. Ce ne sont pas les 茅v茅nements de surface qui comptent mais quelque chose de la structure de l'int茅rieur, de l'锚tre profond, de l'inconscient. L'autobiographie touche 脿 l'enveloppe, 脿 l'ext茅rieur. Ce qui m'int茅resse, c'est le dedans 禄 (p. 211). Ces biographies romanesques, ou 芦 biographies imaginaires 禄 (p. 101), pour reprendre le terme de Paul Auster, sont le r茅sultat d'une qu锚te pour r茅v茅ler la v茅rit茅 profonde des personnages : 芦 La biographie n'existe pas sans l'int茅rieur. Ce que j'essaie de faire passer, dans les histoires que je raconte, c'est le sentiment n茅cessaire de la vie et de tout ce que cela implique 禄 (p. 223). Dans la biographie, Paul Auster se penche plus particuli猫rement sur les moments de crise, qui deviennent les moteurs du r茅cit romanesque :
Les personnages aust茅riens sont en effet des 锚tres en perte de rep猫res (deuil, rupture, itin茅rance), ce qui les rend en quelque sorte ouverts, dispos茅s 脿 l'aventure romanesque, faite de contingences et de rencontres inattendues. Dans le trajet d'une vie, ce qui int茅resse surtout Auster, ce sont les ann茅es de jeunesse, ce qui rapproche selon lui ses romans de la cat茅gorie du Bildungsroman :
En ce sens, les trois autobiographies de Paul Auster (Hand to Mouth : A Chronicle of Early Failure听摆1998闭,听Winter Journal听摆2012闭,听Report from the Interior聽[2013] et m锚me l'essai聽The Invention of Solitude聽[1982] sur la mort de son p猫re) sont aussi des efforts dans cette voie, 脿 la diff茅rence qu'elles plongent dans la d茅couverte du devenir de l'auteur et non de personnages imaginaires. On peut donc dire que la m茅canique des 芦 histoires vraies 禄 et l'introspection autobiographique forment ensemble la mati猫re des romans de Paul Auster. C'est l脿 o霉 le 芦 report from the interior 禄 se marie aux 芦 reports from the front lines of personal experience 禄, comme il d茅crit les histoires de son projet radiophonique. S'il n'entreprend jamais de reportage documentaire, le romancier puise ses r茅cits dans deux r茅servoirs de l'exp茅rience humaine : celui de l'int茅riorit茅 et celui des histoires romanesques qui composent nos vies. 脌 ces deux 茅l茅ments structurels, on pourrait ajouter encore plusieurs obsessions : l'histoire am茅ricaine (surtout ses personnages singuliers, comme Thomas Edison et Walter Raleigh), les arch茅types familiaux (la figure du p猫re, notamment), la question de l'argent (h茅ritage, pauvret茅, itin茅rance) et le baseball, qui pourrait sans doute repr茅senter 脿 lui seul une voie d'entr茅e dans l'univers romanesque de Paul Auster pour un lecteur qui s'y conna卯trait suffisamment. Mais les 茅l茅ments les plus fondamentaux de son art po茅tique supposent une plong茅e vers l'int茅rieur qui n'est possible selon lui que dans la narration romanesque. En effet, nous verrons que si, pour Paul Auster, qui a aussi 茅crit des sc茅narios et r茅alis茅 des films, tout m茅dium est bon pour raconter une histoire, seul le roman permet d'atteindre la v茅rit茅 int茅rieure dont la qu锚te est 脿 l'origine de son 茅criture. Le roman et le cin茅ma. Paul Auster a 茅crit et r茅alis茅 plusieurs films, et ces exp茅riences sont d茅terminantes dans sa mani猫re de penser l'茅criture : 芦 [茅]crivain ou cin茅aste, vous racontez toujours une histoire, mais les moyens sont tellement diff茅rents que les deux exp茅riences ne peuvent 锚tre compar茅es 禄 (p. 263). Malgr茅 cette apparente impossibilit茅, Auster trace des parall猫les int茅ressants entre les deux arts et les deux mani猫res de raconter : 芦 Il me semble que cette fa莽on d'employer la cin茅matographie, la lumi猫re, les mots, les acteurs, les sc猫nes, n'est rien d'autre qu'une sorte de syntaxe. C'est comme lutter avec une phrase. Le d茅sir est toujours identique : raconter une histoire. Les moyens sont diff茅rents mais le r茅sultat est le m锚me 禄 (p. 265). Le cin茅ma et le roman ont un rapport diff茅rent aux images, qui pour Auster se joue dans la m茅moire du lecteur ou du spectateur :
Auster a donc en t锚te un lecteur dont la m茅moire est purement visuelle. Toutefois, il affirme que son 茅criture ne l'est pas : 芦 Mon 茅criture n'est pas comparable au travail d'un peintre. Elle n'est pas visuelle mais plut么t int茅rieure 禄 (p. 182). Le roman se transposerait donc en images dans la m茅moire du lecteur, tandis que le cin茅ma produirait directement des images moins faciles 脿 m茅moriser 脿 cause de leur rapidit茅. De plus, pour Auster, le roman, contrairement au cin茅ma, est 芦 narration pure 禄 :
Le travail cin茅matographique n茅cessite donc un ajustement de la part du romancier, qui travaille la narration plus que les dialogues. Mais la diff茅rence la plus importante est celle de la temporalit茅, de la mani猫re d'exprimer le passage du temps. Pour cet aspect, l'茅criture d'un sc茅nario pr茅sente des possibilit茅s plus restreintes que celle d'un roman, selon Auster :
Le roman s'av猫re donc un genre plus adapt茅 au r茅cit d'un temps r茅p茅titif ou de celui du pass茅. Il permet la narration 脿 l'imparfait, en quelque sorte, contrairement au cin茅ma. Les deux genres sont tr猫s distincts dans l'esprit d'Auster et une m锚me histoire ne peut pas donner 脿 la fois un sc茅nario et un roman. Il raconte qu'il a tent茅 une seule fois de prendre la mati猫re d'un film pour un sujet de roman (c'est le cas du roman The Music of Chance [1990], adapt茅 pour le cin茅ma en 1993) et l'erreur monumentale que ce fut :
Si le cin茅ma exprime mieux les images purement visuelles et permet de mieux 芦 montrer 禄 que le roman, ce dernier permet d'atteindre ce qui importe le plus aux yeux de Paul Auster dans un r茅cit : l'int茅riorit茅 du personnage. Immortalit茅 du roman. Devant les discours alarmistes sur la mort annonc茅e du roman, Paul Auster est cat茅gorique : 芦 Contrairement 脿 ce que beaucoup de gens veulent croire, le roman est en pleine forme en ce moment, aussi vivant et vigoureux que jamais. C'est une forme in茅puisable et peu importe ce qu'affirment les pessimistes, il ne dispara卯tra jamais 禄, d茅clare-t-il 脿 Michael Wood. 芦 Comment pouvez-vous en 锚tre aussi s没r? 禄, s'茅tonne son intervieweur de ces propos sans appel. Auster r茅pond avec une d茅finition confiante et concise de l'art du roman : 芦 Parce qu'un roman est le seul endroit sur cette plan猫te o霉 deux inconnus peuvent se rencontrer dans une intimit茅 absolue. L'茅crivain et le lecteur fabriquent ensemble le livre. Aucun autre art ne peut r茅ussir cela. Aucun autre art ne peut saisir l'essence fondamentale de l'existence humaine 禄 Si l'锚tre humain a avant tout besoin qu'on lui raconte des histoires, sous quelque forme que ce soit, comme il le soutient dans son discours de r茅ception du prix Prince des Asturies pour la litt茅rature en 2006, le roman le fait d'une mani猫re qui le distingue de toutes les autres formes de r茅cit, par la voie de l'int茅riorit茅 :
L'immortalit茅 du roman tient aussi pour Paul Auster de l'extr锚me flexibilit茅 du genre. Dans une entrevue vid茅o, il r茅pond aux d茅clarations de Philip Roth sur la mort du roman et formule une d茅finition infiniment large du genre, qui ne serait qu'une histoire racont茅e 脿 l'int茅rieur de la couverture d'un livre : 芦 The novel is such a flexible form. It's not like a sonnet, it's not fixed, you can do anything you want with it. It's just a story that you tell within the covers of a book. But all bets are off, there are no rules and that's why I think the novel is constantly reinventing itself 禄. Dans sa pr茅face au livre聽La solitude du labyrinthe, G茅rard de Cortanze 茅crit : 芦 Paul Auster, c'est Jacques le Fataliste contre Zola : un 茅crivain de l'inexp茅rience et non du savoir, faisant de la litt茅rature un mode de relation de l'homme avec le monde 禄 (p. 11). J'avancerais plut么t que Paul Auster est un romancier de l'exp茅rience. Comme il l'exprime lui-m锚me, 芦 [l]'oeuvre est une exp茅rience et l'exp茅rience na卯t d'un manque de savoir. Ce n'est pas le savoir qui donne le d茅sir de la r茅aliser mais son contraire 禄 (p. 183). Deux formes d'exp茅rience guident l'茅criture de Paul Auster : l'observation des contingences de l'existence humaine (the anecdote as a form of knowledge, l'anecdote comme forme de connaissance) et l'introspection. L'anecdote procure au romancier son savoir particulier sur le monde et l'entr茅e en soi lui donne acc猫s 脿 la v茅rit茅 int茅rieure de l'锚tre humain. Ouvrages cit茅s :
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Bibliographie
Ouvrages cit茅s |
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Paul Auster a donn茅 de nombreuses entrevues au cours de sa carri猫re, mais la plupart des citations de ce texte proviennent du livre聽La solitude du labyrinthe : entretiens avec G茅rard de Cortanze, qui a le double avantage de rassembler en un seul lieu les r茅flexions du romancier et d'avoir 茅t茅 compos茅 en fran莽ais. En 1995 et 1996, G茅rard de Cortanze rend visite 脿 l'茅crivain new-yorkais 脿 plusieurs reprises pour l'interroger sur son travail et sur sa vie. L'茅dition de 2004 que j'ai utilis茅e est augment茅e de questions subs茅quentes, pos茅es notamment apr猫s les 茅v茅nements du 11 septembre 2001 qui ont 茅branl茅 la ville 鈥 et la vie 鈥 de l'茅crivain. |
Paul Auster et G茅rard de Cortanze,聽La solitude du labyrinthe : entretiens avec G茅rard de Cortanze, Paris, Actes Sud, 2004. Paul Auster,聽The Art of Hunger : Essays, Prefaces, Interviews, New York, Penguin Books, 1997. The Paris Review,聽The Art of Fiction聽no 178 : Paul Auster Paul Auster, 芦 I Want to Tell You a Story 禄,聽The Guardian, novembre 2006. 芦 Entre le western et Kafka 禄, Spirale, no 102, d茅cembre 1990-janvier 1991, propos recueillis par Michel Biron et Jean-Fran莽ois Chassay, p. 12-23. |
Citations
Paul Auster et G茅rard de Cortanze,聽La solitude du labyrinthe : entretiens avec G茅rard de Cortanze, Paris, Actes Sud, 2004. |
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Vous dites : 芦 La plupart du temps, je ne me consid猫re pas comme un romancier. 禄 Vous 锚tes un raconteur d'histoires? Un narrador, comme on dit en espagnol 鈥 un narrateur? |
Paul Auster,聽The Art of Hunger : Essays, Prefaces, Interviews, New York, Penguin Books, 1997. |
It is a work [La faim聽de Knut Hamsun] devoit of plot, action, and 鈥 but for the narrator 鈥 character. By nineteenth-century standards, it is a work in which nothing happens The radical subjectivity of the narrator effectively eliminates the basic concerns of the traditional novel. Similar to the hero's plan to make an 芦 invisible detour 禄 when he came to the problem of space and time in one of his essays, Hamsun manages to dispense with historical time, the basic organizing principle of nineteenth-century fiction. He gives us an account only of the hero's worst struggles with hunger. Other, less difficult times, in which his hunger has been appeased 鈥 even though they might last as long as a week 鈥 are passed off in one or two sentences. Historical time is obliterated in favor of inner duration. p. 10. |
The Paris Review,聽The Art of Fiction聽no 178 : Paul Auster,聽. |
It might have something to do with an early confusion on my part, an ignorance about the nature of fiction. As a young person, I would always ask myself, Where are the words coming from? Who's saying this? The third-person narrative voice in the traditional novel is a strange device. We're used to it now, we accept it, we don't question it anymore. But when you stop and think about it, there's an eerie, disembodied quality to that voice. It seems to come from nowhere and I found that disturbing. I was always drawn to books that doubled back on themselves, that brought you into the world of the book, even as the book was taking you into the world. The manuscript as hero, so to speak. Wuthering Heights is that kind of novel. The Scarlet Letter is another. The frames are fictitious, of course, but they give a groundedness and credibility to the stories that other novels didn't have for me. They posit the work as an illusion鈥攚hich more traditional forms of narrative don't鈥攁nd once you accept the 鈥渦nreality鈥 of the enterprise, it paradoxically enhances the truth of the story. The words aren't written in stone by an invisible author-god. They represent the efforts of a flesh-and-blood human being and this is very compelling. The reader becomes a participant in the unfolding of the story鈥攏ot just a detached observer. |
Paul Auster, 芦 I Want to Tell You a Story 禄,聽The Guardian, novembre 2006,聽. |
Discours d'acceptation du Prix Prince des Asturies (litt茅rature) |
芦 Entre le western et Kafka 禄, Spirale, no 102, d茅cembre 1990-janvier 1991, propos recueillis par Michel Biron et Jean-Fran莽ois Chassay, p. 12-23. |
Tout 茅crivain est attir茅 par la subversion du langage. On pourrait dire que la subversion est en quelque sorte l'ambition de tout 茅crivain. Edmond Jab猫s me disait un jour qu'apr猫s avoir r茅fl茅chi longtemps 脿 cela, il en 茅tait venu 脿 la conclusion que seule la clart茅 peut vraiment changer les choses, est vraiment subversive, en me donnant l'exemple de Kafka, 茅crivain 脿 la fois d茅concertant et limpide. Je suis tout 脿 fait d'accord avec ce point de vue. Si l'on veut d茅truire la syntaxe et jeter les mots sur la page, c'est tr猫s bien, mais personne ne s'y int茅resse, 莽a ne change rien. La seule chose qui peut subvertir, c'est la clart茅. Je n'ai jamais 茅t茅 tr猫s heureux avec le Nouveau Roman. [鈥 Pour moi, c'est presque un principe moral envers l'茅criture. Narrer m'appara卯t comme un besoin aussi fondamental que l'acte de manger. p. 12. |