平特五不中

Photo de Julien GracqJulien Gracq

(1910-2007)

Dossier

Le roman selon Julien Gracq

芦 Je ne m'occupe que de mes pr茅f茅rences 禄 : Julien Gracq, G茅ographe du roman

Introduction et pr茅sentation g茅n茅rale.

Julien Gracq, n茅 Louis Poirier en 1910 et mort en 2007 脿 l'芒ge de 97 ans, aura 鈥 c'est le moins qu'on puisse dire 鈥 travers茅 le XXe si猫cle. Influenc茅 directement par Gaston Bachelard, selon Christophe Pradeau, il a c么toy茅 Andr茅 Breton et s'est li茅 d'amiti茅 avec l'茅crivain allemand Ernst J眉nger. Traduite dans 26 langues, l'oeuvre de Gracq a 茅t茅 consacr茅e par la critique et elle est entr茅e, du vivant de son auteur, dans la tr猫s pris茅e collection de la Pl茅iade. Mais quand on lui demande de parler de lui, Julien Gracq se pr茅sente d'abord comme un lecteur et comme un g茅ographe. Il a en effet 茅tudi茅 la g茅ographie avant de l'enseigner aux lyc茅es de Nantes et de Quimper. En outre, celui qui r茅pond 芦听la fl芒nerie听禄 (Gracq 1981, 56) lorsqu'on l'interroge sur ce qu'il aime dans la vie 脿 part la litt茅rature et la g茅ographie, et qui endosse volontiers la posture du 芦听promeneur solitaire听禄,听a entretenu toute sa vie une position d'茅cart et de retranchement 脿 l'int茅rieur 鈥 ou 脿 l'ext茅rieur 鈥 du champ litt茅raire fran莽ais听: il se tient aussi loin du roman existentialiste que du Nouveau roman et refuse son Goncourt en 1951. Ce refus n'est 脿 ce titre qu'une manifestation d'une attitude plus g茅n茅rale r茅solument critique 脿 l'茅gard de la vie litt茅raire et de la m茅diatisation des figures d'茅crivains, lesquelles se substituent souvent 脿 la qualit茅 des oeuvres. En effet, c'est cette d茅rive de la litt茅rature fran莽aise qui se voit d茅nonc茅e dans son pamphlet听La litt茅rature 脿 l'estomac听publi茅 un an plus t么t. Ajoutons que Gracq habite et met en sc猫ne dans ses oeuvres la 芦听province听禄, au moment o霉 le monde litt茅raire entier tourne autour de Paris. Enfin, tout au long de sa carri猫re, Gracq reste fid猫le au m锚me 茅diteur 鈥 somme toute assez p茅riph茅rique 鈥 Jos茅 Corti.

Mais comme le d茅note 脿 juste titre Isabelle Daunais dans une publication ant茅rieure du TSAR (Le roman vu par les romanciers), il ne suffit pas de faire de Julien Gracq une figure de l'isolement. Gracq a sa communaut茅 litt茅raire m锚me si celle-ci 芦 ne lui est pas exactement contemporaine听禄 (Daunais 2008, 86), c'est-脿-dire qu'il la cr茅e, justement 脿 partir de sa g茅n茅reuse pratique de la critique. En effet, si Julien Gracq d茅bute sa carri猫re d'茅crivain en tant que romancier, notamment听Au ch芒teau d'Argol听(1938),听Un beau t茅n茅breux听(1945),听Le Rivage des Syrtes听(1951), assez rapidement son oeuvre bascule vers la critique avec Andr茅 Breton (1948),听笔谤茅蹿茅谤别苍肠别蝉听(1961), Lettrines (1967) et son essai majeur, En lisant en 茅crivant (1980). Ses derni猫res oeuvres quant 脿 elles prennent surtout la forme de carnets, sorte de retour en force de la g茅ographie (qui n'a en m锚me temps jamais quitt茅 son oeuvre)听: Lettrines II听(1974),听Les eaux 茅troites听(1976),听La forme d'une ville听(1985) et听Carnets du grand chemin听(1992).

脌 la lecture, il m'est tr猫s vite apparu que je tenais entre mes mains l'une des plus riches et des plus int茅ressantes pens茅es sur le roman qu'il m'a 茅t茅 donn茅 de lire ; une pens茅e 茅crite par un romancier qui, aux yeux de plusieurs critiques, aurait 芦听abandonn茅听禄 le roman. Mais qu'importe, puisque comme en t茅moigne la pr茅s茅ance du 芦听en lisant听禄 sur le 芦听en 茅crivant听禄, c'est d'abord en tant que lecteur que Julien Gracq intervient sur la sc猫ne critique.

Julien Gracq, lecteur.

Quand on lui demande, en interview, de commenter ses lectures de jeunesse et sa d茅couverte de la litt茅rature, l脿 encore Gracq affiche une posture de retrait听: 芦听contrairement 脿 la plupart des 茅crivains, s'[il] en croit leur t茅moignage听禄 (Gracq 1981, 54), il n'a听jamais, lui, lu la Comtesse de S茅gur.听Il semble presque se plaire 脿 dire qu'enfant il n'avait pas acc猫s aux livres, sauf en ce qui concerne la petite biblioth猫que se trouvant au fond de sa classe o霉 il a fait la rencontre de Jules Verne. L'auteur du听Tour du monde听en 80 jours est non seulement 芦听la passion de lecture de toute son enfance听禄, mais lui aurait apport茅 bien des choses听: bien s没r le go没t pour la g茅ographie, car 芦听c'est 脿 travers Jules Vernes que la surface de la terre est venue 脿 [lui]听禄 (Gracq 1986, 111), mais aussi son go没t pour l'histoire 鈥 ces deux disciplines 茅tant pour lui les deux c么t茅s d'une m锚me m茅daille 鈥 et l'芦 茅bauche听禄 de formes litt茅raires qui allaient le passionner plus tard (Gracq 1981, 54).

Si Gracq est certainement un grand lecteur, il se montre plus avare lorsqu'il s'agit d'identifier ses influences directes. Outre Jules Vernes, il mentionne souvent, et dans de grandes envol茅es d'admiration, Richard Wagner qu'il semble consid茅rer davantage comme un dramaturge que comme un compositeur. Nietzsche semble 锚tre sa principale 鈥 sinon sa seule 鈥 r茅f茅rence philosophique. En entretien, il fait fr茅quemment allusion 脿 Edgard Allan Poe, rencontr茅 au lyc茅e et par qui il a commenc茅 芦听脿 soup莽onner ce que c'茅tait que la grande prose听禄 (Gracq 1986, 112), mais sans r茅ellement d茅velopper. Il ne cache pas son admiration pour Ernst J眉nger, et surtout pour son roman听Sur les falaises de marbre听qui aurait inspir茅听Le rivage des Syrtes.听Si la critique fait parfois de lui un h茅ritier du surr茅alisme et si on le questionne souvent sur sa filiation avec ce mouvement, nulle part je n'ai vu Julien Gracq s'en r茅clamer directement. Il 茅voque plut么t sa rencontre avec Breton, qui demeure pour lui 芦听le contemporain capital听禄 (Gracq 1981, 61), et sa lecture de听Nadja听et du premier听Manifeste听脿 travers laquelle il a d茅couvert le surr茅alisme.

Mais par-dessous tout, la lecture de pr茅dilection de Julien Gracq demeure celle de l'oeuvre de Stendhal. L'auteur du听Rouge et le noir听鈥 qui lui a fourni son pseudonyme听: Julien sans le 芦听Sorel听禄 鈥 est moins une influence litt茅raire, que 芦听quelqu'un听禄 avec qui il semble entretenir une v茅ritable histoire d'amour. En effet, la lecture de Stendhal met souvent de l'avant un aspect plus g茅n茅ral et essentiel 脿 toute vraie lecture chez Gracq听: sa part d'茅rotisme. La litt茅rature est compar茅e 脿 une femme, et plus particuli猫rement 脿 une belle femme, et c'est l脿 la principale raison de s'en 芦听occuper听禄. Dans听La litt茅rature 脿 l'estomac, Gracq oppose en quelque sorte la s茅cheresse d'une certaine conception de la litt茅rature 芦听qui repose sur ses 茅tag猫res en petits blocs duveteux de poussi猫re听禄 (Gracq 1950, 23) 脿 l'acte vivant de la lecture听: 芦听il y a des volumes qui sont encore ti猫des sous les doigts comme une chair recrue d'amour, comme si le sang battait sur la peau fine [鈥听禄 (Idem.). Paul Val茅ry, qui peut 锚tre consid茅r茅 comme un des principaux interlocuteurs de Gracq dans ses 茅crits critiques, voit son d茅dain du roman retourn茅 contre lui, pour cause de frigidit茅. C'est que le roman, plus que tout autre genre litt茅raire, est, pour Julien Gracq, affaire de pulsion, de passion, et, surtout, de plaisir :

Les r茅flexions de Val茅ry sur la litt茅rature sont celles d'un 茅crivain chez qui le plaisir de lecture a atteint son minimum, le souci de la v茅rification professionnelle 脿 son maximum. Sa frigidit茅 naturelle en la mati猫re fait que, chaque fois qu'il s'en prend au roman, c'est 脿 la mani猫re d'un gymnasiarque qui critiquerait le manque d'茅conomie des mouvements du co茂t听: il se formalise d'un gaspillage d'茅nergie dont il ne veut pas conna卯tre l'enjeu par rapport 脿 tous les autres genres litt茅raires 鈥 un 茅branlement affectif 脿 la fois plus massif et moins d茅fini听: de toutes formes que rev锚t la litt茅rature, le roman, m锚me de qualit茅, est celle qui touche de plus pr猫s 脿 l'art d'assouvissement (Gracq 1980, 104).

Julien Gracq, historien (r茅visionniste) du roman.

Gracq qui se dit un tr猫s mauvais lecteur de ses contemporains revient sans cesse, dans ses propos, aux grands classiques de la litt茅rature fran莽aise, et bien s没r tout particuli猫rement 脿 Stendhal. Or celui-ci se trouve incorpor茅 dans une triade qui inclut aussi Flaubert et Balzac. Il consacre plus d'une soixante de pages d'En lisant en 茅crivant 脿 ce trio par lequel il semble presque penser le XIXe si猫cle tout entier. Cette omnipr茅sence des r茅f茅rences classiques peut sembler 茅tonnante de la part d'un auteur qui n'affectionne pas particuli猫rement le classicisme et qui d茅plorait en 1950 (dans听La litt茅rature 脿 l'estomac) la fixit茅 de la litt茅rature fran莽aise听qui s'est 芦听con莽ue elle-m锚me comme un 茅pigone des grands antiques et cela l'a marqu茅e听禄 (Gracq 1950, 29). Mais il faut voir que ce qui est v茅ritablement classique pour Julien Gracq, c'est avant tout la litt茅rature antique 鈥 aussi bien grecque que romaine 鈥 qui ne l'int茅resse pas du tout ; c'est le classicisme du XVIIe si猫cle qui en a repris les grands mythes et le n茅o-classicisme de son si猫cle, surtout associ茅 脿 Paul Val茅ry. Mais, soit dit en passant, comme le fait remarquer Didier Alexandre, si Gracq en a tout particuli猫rement contre le classicisme, il sait appr茅cier ce qui, 脿 l'int茅rieur des oeuvres individuelles, d茅roge 脿 ses normes (Alexandre 2012, 26).

Ainsi, il appert que les trois romanciers ne sont pas r茅ellement des classiques, depuis la perspective gracquienne, mais plut么t, me semble-t-il, 鈥 脿 l'exception peut-锚tre de Flaubert 鈥 des compagnons. Des 芦听compagnons听禄, ou du moins des 芦听contemporains听禄, pour un romancier qui choisit de se situer, sur le plan de l'histoire du roman, au XIXe si猫cle听: 芦听Mon si猫cle, dans le pass茅, c'est le dix-neuvi猫me, commenc茅 avec Chateaubriand, et prolong茅 jusqu'脿 Proust, qui vient l'achever un peu au-del脿 de ses fronti猫res historiques, tout comme Wagner est lui-m锚me venu achever le romantisme off limits 禄 (Gracq 1980, 267), 茅crit-il en toute derni猫re page de son En lisant en 茅crivant.

Cette id茅e d'un si猫cle qui exc猫de le si猫cle pointe vers l'un des piliers de l'histoire du roman selon Julien Gracq. En effet, comme l'explique Didier Alexandre, non seulement Gracq pr茅sente une 芦听extr锚me m茅fiance 脿 l'茅gard des听cat茅gories litt茅raires听禄 (Alexandre 2012, 25), mais r茅am茅nage et restructure 脿 sa fa莽on l'histoire du roman, d茅faisant le d茅coupage traditionnel en si猫cles 鈥 fixe et rigide 鈥 au profit de 芦听phrases听禄 et d'芦听猫res听禄, beaucoup plus souples et beaucoup plus mobiles. Gracq peut ainsi d茅jouer le temps officiel, d茅cr茅tant par exemple qu'un si猫cle听romanesque s茅pare Stendhal et Balzac en ce qu'ils pr茅sentent 芦听deux images du monde diff茅rentes, mais puissamment surd茅termin茅es听禄 m锚me si, dans les faits, 芦听l'茅cart entre les dates de naissance des deux 茅crivains [鈥 n'est que de seize ans听禄 (Gracq 1980, 34). Il poursuit, convoquant une image de compagnonnage pour le moins spatiale听: 芦听Chacun pench茅 en 茅quilibre instable sur l'extr锚me bord de deux 茅poques de la litt茅rature, l'une commen莽ante et l'autre finissante, ils semblent presque se donner la main, comme ces derniers 茅tages des maisons en encorbellement, qu'une rue pourtant s茅pare o霉 roulent les voitures听禄 (idem.).

De la m锚me fa莽on, Gracq peut librement d茅cider de sortir听La recherche du temps perdu听de la soci茅t茅 mondaine et du r茅alisme psychologique qui l'a vu na卯tre pour la rapporter, en fonction de son 芦听substrat de f茅erie 茅conomique听禄, 脿 des 芦听mill茅naires au-del脿 de Balzac听禄 en lui faisant 芦听enjamb[er]听Cesar Birrotteau听ou les听Illusions perdues听禄 pour la rapporter 脿 芦听Ali-Baba, la lampe merveilleuse听辞耻听Sindbad le Marin禄 (Ibid., 97). Gracq pose des d茅buts et des fins 脿 ses phases de l'histoire du roman听et 脿 ce titre, l'oeuvre de Proust peut ais茅ment 锚tre consid茅r茅e comme 芦听terminus听禄 (Ibid., 88), car la courbe de la litt茅rature, depuis听La Recherche, ne serait plus dans sa pente听芦听ascendante听禄, mais dans sa pente 芦听descendante听禄 (Alexandre 2012, 21).

Or celui-l脿 m锚me qui souhaite 芦听laisser de c么t茅 la 鈥渟cience de la litt茅rature鈥澨 (Gracq 1986, 145) au profit d'une histoire souple, reconfigur茅e et reposant de mani猫re d茅complex茅e sur son impressionnisme de lecteur, parle constamment de la litt茅rature et du roman en utilisant des termes et des mod猫les scientifiques, principalement g茅ographiques, physiques et biologiques. Il entrevoit, par exemple, ses premiers romans comme des 芦听s茅diment[s] dat茅[s]听禄 (Gracq 1986, 163) ; il pense sa relation aux oeuvres en termes d'attraction des noyaux radioactifs, de puissance nucl茅aire et de 芦听champs magn茅tiques [qui] s'affaiblissent ou se rechargent听禄 (Gracq 1986, 163) ; il s'inqui猫te de l'芦 茅quilibre 茅cologique du milieu proustien听禄 o霉 il n'y a听芦听plus que des poissons tir茅s sur la gr猫ve 禄 (Gracq 1980, 100). Et ce ne sont l脿 que de tous petits exemples.

Il est possible de consid茅rer tous ces imports scientifiques comme de simples images, comme des m茅taphores fil茅es visant 脿 illustrer les rouages du romanesque. Peut-锚tre cela est-il vrai de l'usage des mod猫les physiques et biologiques. Mais 脿 mes yeux le mod猫le g茅ographique 鈥 indissociable de la personne biographique 鈥 s'impose tel un v茅ritable leitmotiv permettant d'entrer au coeur de la conception que se fait Julien Gracq de la litt茅rature et du roman. Pour cette raison, je fais d猫s maintenant le pari de m'int茅resser, dans la suite de ce travail, aux ressorts de la g茅ographie dans la pens茅e gracquienne du genre romanesque.

Devant la masse consid茅rable d'茅crits critiques de Julien Gracq, j'ai d茅lib茅r茅ment choisi de recentrer mon propos autour d'En lisant en 茅crivant听(1980) et de ses听贰苍迟谤别迟颈别苍蝉听(2002), soit la publication, en recueil, d'une suite d'entretiens r茅alis茅s entre 1970 et 2000. J'ai choisi ces textes d'abord parce qu'En lisant en 茅crivant听鈥 芦听sans virgule听禄 (Gracq 1986, 144) insiste l'auteur 鈥 exemplifie 脿 mes yeux la position du romancier-critique qui nous int茅resse tout particuli猫rement au TSAR, lecture et 茅criture s'y trouvant solidaires et entrelac茅es. En outre, on y rencontre une 茅criture discontinue, compos茅e de 芦听notes prises au jour le jour听禄 (Gracq 1981, 77), et surtout une 茅criture fragmentaire traduisant bien la conception ouvertement fragment茅e et partiale de l'art romanesque chez Julien Gracq : 芦听Ce livre est fait de r茅flexions, de r锚veries, c'est plut么t une r茅flexion sur la litt茅rature en g茅n茅ral 鈥 tout 脿 fait capricieux et fragmentaire听禄 (Gracq 1981, 61). Quant aux听Entretiens, ils sont int茅ressants non seulement parce que l'auteur y 茅claircit sa d茅marche et aborde 鈥 en fonction des questions qui lui sont pos茅es 鈥 une foule de sujets (statut des personnages, place de la g茅ographie, m茅thodes de travail, etc.), mais aussi dans la mesure o霉, malgr茅 ses positions critiques 脿 l'茅gard de la sc猫ne litt茅raire m茅diatique, Gracq se pr锚te volontiers au jeu de l'entretien鈥out en demeurant bien s没r conscient qu'il s'agit d'芦听un pas en direction du vice听禄 (Gracq 1986, 167).

Cartographier le domaine du roman.

Dans la g茅ographie de l'Hexagone comme en litt茅rature fran莽aise, Gracq a ses pr茅f茅rences. Le g茅ographe avoue avoir une 芦听antipathie pour les pays de formation d茅tritiques听禄 (Gracq 1978, 30) et une inclinaison toute particuli猫re pour cet ancien pays qu'est la r茅gion du massif ancien, tout simplement parce qu'il est 芦听n茅 l脿, sur le schiste pr茅cambrien!听禄 (idem.). Cette m锚me fascination pour les massifs trouve 茅cho dans la pens茅e historique de Gracq sur le romanesque. Non seulement le romancier-essayiste pense l'histoire de la litt茅rature 鈥 et surtout celle du roman 鈥 en des termes g茅ographiques, mais prend place dans cette histoire une v茅ritable carte topographique du XIXe si猫cle听: il d茅crit un 芦 massif romanesque听禄 qui a 芦听trois sommets neigeux听: Balzac 鈥 Stendhal 鈥 Flaubert听禄 et d'o霉 on peut apercevoir, un peu 芦听inf茅rieur en altitude, le pic Zola听[鈥禄 (Gracq 1980, 218). En outre, Gracq pense, depuis la perspective g茅ographique, ce qui est par d茅finition temporel dans l'histoire de la听litt茅rature, soit la nouveaut茅. Par exemple, la suite de r茅volutions qui marque la po茅sie de la seconde moiti茅 du XIXe si猫cle devient une 芦听s茅rie de secousses sismiques听禄 (Gracq 1986, 137). Enfin, dernier cas de figure, un glissement entre 芦听courants litt茅raires听禄 et 茅coulement de l'eau semble m锚me presque aller de soi puisque quand on demande au romancier de commenter le prolongement du surr茅alisme et la mort du Nouveau roman, il r茅pond que听:

les grands mouvements, ceux qui comptent, ne sont pas les mouvements formalistes, ou trop intellectualistes, trop logiquement articul茅s, dont on discerne clairement les motivations, le commencement et la fin ; ce sont ceux qui se perdent, comme l'eau d'un oued dans les sables, qui dispara卯t 脿 vue, mais continue 脿 irriguer souterrainement听(Gracq 1986, 132).

Mais comme le mentionne 脿 juste titre Isabelle Daunais, il serait r茅ducteur de croire qu'en important son lot de termes techniques, Gracq projette simplement 芦 sur son art de romancier son 芒me de g茅ographe听禄听(Daunais 2008, 85). J'abonde dans ce sens, croyant que nous avons plut么t int茅r锚t 脿 mettre 脿 profit ces imports g茅ographiques pour voir ce qu'ils nous disent de sa conception du roman. D'abord, il faut constater que c'est non seulement l'histoire de la litt茅rature qui se voit spatialis茅e, mais aussi, et surtout, ses pr茅f茅rences intimes. En effet, d猫s qu'il ouvre听Le Rouge et le Noir听辞耻听La Chartreuse de Parme, il entre non seulement dans un r茅cit, mais dans une v茅ritable contr茅e. Il entre tout naturellement 芦听en Stendhalie听禄 (Gracq 1980, 31), comme s'il rejoignait une 芦听maison de vacances听禄听:

le souci tombe des 茅paules, la n茅cessit茅 se met en cong茅, le poids du monde s'all猫ge ; tout est diff茅rent听: la saveur de l'air, les lignes du paysage, l'app茅tit, la l茅g猫ret茅 de vivre, le salut m锚me, l'abord des gens. Chacun le sait (et peut-锚tre le r茅p猫te-t-on un peu complaisamment, car c'est tout de m锚me beaucoup dire) tout grand romancier cr茅e un 鈥渕onde鈥 鈥 Stendhal, lui, fait 脿 la fois plus et moins听: il fonde 脿 l'茅cart pour ses vrais lecteurs une seconde patrie habitable, un ermitage suspendu hors du temps, non vraiment situ茅, non vraiment dat茅, un refuge fait pour les dimanches de la vie, o霉 l'air est plus sec, plus tonifiant, o霉 la vie coule plus d茅sinvolte et plus fra卯che 鈥 un 脡den des passions en libert茅, irrigu茅 par le bonheur de vivre, o霉 rien en d茅finitive ne peut se passer tr猫s mal [鈥禄 (idem.).

Aux c么t茅s de ce Stendhal 鈥 et de cette 芦听Stendhalie听禄 merveilleuse 脿 laquelle n'ont acc猫s que les 芦听vrais lecteurs听禄 鈥 il y a, nous l'avons vu, deux autres massifs romanesques dans le paysage du XIXe si猫cle听: Flaubert et Balzac. Il le r茅p猫te souvent听: il n'affectionne pas tout particuli猫rement le premier 鈥 m锚me s'il lui reconna卯t une certaine part de g茅nie 鈥 notamment en raison du fait que 芦听l'茅quilibre interne听禄 du roman, soit la structure de la composition romanesque, y est autosuffisant, ferm茅 et retourn茅 sur lui-m锚me. Or, fait int茅ressant, cette fermeture se voit exprim茅e en termes spatiaux听: Flaubert 芦听am茅nage听禄 en effet cet 茅quilibre 芦听脿 l'int茅rieur d'un espace pr茅alablement clos et non extensible听禄 (Gracq 1980, 68), ce qui contraste avec l'ouverture de la composition balzacienne qui se d茅ploie sur tout un territoire听: 芦听il y a toujours 脿 l'horizon de sa plume la r茅serve d'un continent vierge, d'un Far West romanesque in茅puisable o霉 les dysharmonies, les ruptures d'茅quilibre qui s'茅bauchent dans un texte men茅 脿 la diable ne sont que des stimulants pour une fuite en avant conqu茅rante听禄 (idem.).

Il faut voir que la pens茅e de Gracq sur le romanesque fonctionne tr猫s souvent par comparaisons et oppositions. Ainsi, lorsqu'il est appos茅 aux c么t茅s de ce Flaubert des espaces clos et de la composition close, Balzac devient soudainement doublement int茅ressant听; c'est 脿 la fois un romancier de l'espace d茅ploy茅 et un romancier pour qui l'茅criture est une v茅ritable aventure, un Far West. Mais sa relation 脿 Balzac est en r茅alit茅 plus complexe. Il semble y avoir un Balzac aim茅 par Gracq et un autre qui l'int茅resse beaucoup moins. Plus particuli猫rement, comme听l'indique Christophe Pradeau au regard de l'entr茅e 芦听B茅atrix en Bretagne听禄 des 笔谤茅蹿茅谤别苍肠别蝉, Gracq 芦听s'affiche solidaire听禄 de l'entreprise critique de d茅centrement de l'oeuvre balzacienne qui sort le romancier de son c么t茅 芦听panoramiste, documentaire et platement r茅aliste听禄 (Pradeau 2012, 70) et qui n'aurait d'yeux que pour le grouillement de la vie sociale dans la m茅tropole fran莽aise. Gracq aime le Balzac qui s'aventure hors de la 芦听faune parisienne听禄 et des murs de la ville ; il aime le Balzac du听Lys dans la vall茅e,听诲耻听J茅sus-Christ en Flandre, du听厂茅谤补辫丑卯迟补听(idem.).

La volont茅 d'a茅rer le roman.

脌 mon sens, il est impossible de ne pas lire cette pr茅f茅rence 脿 la lumi猫re du fait que Julien Gracq consid猫re que le roman est 鈥 ou du moins devrait 锚tre 鈥 芦听le genre litt茅raire le plus battu qui soit de toutes les intemp茅ries听禄 (Gracq 1980, 24), c'est-脿-dire, pour le dire un peu grossi猫rement, un genre du 芦听dehors听禄. Difficile, 茅galement, de ne pas rappeler ici le cadre g茅ographique de ses romans听: ceux-ci prennent place 脿 l'ext茅rieur des grandes villes et sont, selon les mots de Gracq, 芦听en g茅n茅ral non urbains 鈥 sans 锚tre pour autant, du moins [il] l'esp猫re, agricoles ou r茅gionalistes听禄 (Gracq 1986, 173). Par ailleurs, le romancier se d茅fend aussi d'avoir un penchant pour le roman bucolique 脿 la mani猫re de George Sand.

Gracq explique 鈥 dans la m锚me phrase 鈥 qu'il habite la ville 芦听les deux-tiers du temps听禄, qu'il a tr猫s souvent l'envie de la quitter et qu'il ressent le besoin que ses personnages aient 芦听beaucoup d'air autour d'eux听禄 (Gracq 1978, 34). Il se dit frapp茅, surpris, par 芦听le peu de place que tient dans le roman fran莽ais le monde ext茅rieur, surtout celui qui n'est pas fait de main d'homme听禄 (Gracq 1981, 75). Il poursuit 鈥 et ici on sent tr猫s bien l'茅quivocit茅 de la relation qu'il entretient avec l'auteur de la听Com茅die humaine听鈥撎: 芦听Le monde de Balzac est un monde de maisons, de tani猫res. Quand la campagne trouve place dans notre litt茅rature, c'est g茅n茅ralement avec une arri猫re-pens茅e de pr茅dication du retour 脿 la terre [鈥听禄 (idem.). Cette absence du dehors 鈥 du dehors de la ville, mais aussi du dehors tout court 鈥 semble 锚tre une des raisons majeures qui 茅loignent Gracq du roman qui lui est contemporain. En effet, il critique la socialisation envahissante qui marque le roman fran莽ais (et surtout le roman existentialiste), faisant de la sc猫ne de caf茅, la sc猫ne de fiction par excellence (Gracq 1986, 157).

Cette attention 脿 une sortie des espaces urbains semble d'une part s'enraciner dans une pens茅e historique quasi 茅cologique, dans la mesure o霉 on peut y d茅celer une pr茅occupation pour la densit茅 des peuplements humains听:

les choses ont beaucoup chang茅 depuis les temps classiques o霉 la terre, peu peupl茅e, restait un vaste espace non ma卯tris茅, ensauvag茅 et hostile, et o霉 on 茅prouvait 鈥 contre lui 鈥 le besoin instinctif de se grouper, de 鈥渇aire soci茅t茅鈥. M锚me encore dans les听M茅moires d'un touriste, de Stendhal, les points vifs, les points d'attraction sem茅s de loin en loin 脿 travers le vide des campagnes, ce sont les villes attirantes de loin, prometteuses de vie et d'accueil comme des lumi猫res au milieu de la nuit. Aujourd'hui, la fuite 茅perdue devant l'agglom茅r茅 humain embouteille 鈥 humoristiquement d'ailleurs, puisque c'est la fuite de Charybe en Scylla 鈥 toutes les routes des week-ends et des vacances d'茅t茅. Il n'est pas impossible, apr猫s tout, que la litt茅rature ait un jour 脿 en tenir compte听禄 (Gracq 1986, 158).

D'autre part, il faut surtout y voir un projet d'茅criture听qui lui permet 芦听de rester fid猫le 脿 l'attraction tr猫s puissante que [s]a discipline d'origine, la g茅ographie a toujours exerc茅 sur [lui]听禄 (Gracq 1986, 157). Ce projet, il le d茅cline ainsi听: 芦 je souhaite au moins qu'on puisse se faire 脿 travers [m]es livres une id茅e moins brutale, moins appauvrissante de la solution de continuit茅 cens茅e exister entre l'homme et le milieu qui le porte 禄 (Gracq 1986, 156).

Or parmi tous ces espaces non urbains, Gracq dit faire le choix sp茅cifique, pour l'action de ses romans, des 芦听lisi猫res听禄 鈥 espaces flous ou ind茅termin茅s, espaces de transition ou espaces isol茅s 鈥 qui non seulement le fascinent, mais qui donnent lieu 脿 des situations narratives 鈥 dramatiques et psychologiques 鈥 sp茅cifiques, des situations 芦 sous听tension听禄, en dehors du monde commun听:

Confins, lisi猫res, fronti猫res, effectivement, sont des lieux qui m'attirent en imagination听: ce sont des lieux sous tension, et peut-锚tre cette tension est-elle 鈥 mat茅rialis茅e, localis茅e 鈥 l'茅quivalent de ce qu'est la tension latente entre ses personnages pour un romancier psychologue initial. Il arrive le plus souvent que les personnages, dans mes romans, soient eux-m锚mes mis, par rapport 脿 la soci茅t茅, dans une situation de 鈥渓isi猫re鈥, par une guerre, par des vacances, par une mise en disponibilit茅 quelconque. De sorte que cette mise sous tension du lieu de l'action mobilise plus d茅cisivement des personnages qui sont eux-m锚mes momentan茅ment d茅sancr茅s听: c'est du moins l'id茅e que je m'en fais. Le magn茅tisme ne meut qu'une aiguille dont le pivot est aussi immat茅riel, aussi l芒che que possible ; 脿 l'origine on la pla莽ait sur un f茅tu de paille flottant sur de l'eau听禄 (Gracq 1986, 171).

Il s'agit donc d'isoler les personnages 脿 la lisi猫re du monde, de les faire entrer, en quelque sorte, dans une temporalit茅 flottante, dans un champ magn茅tique qui est celui des forces narratives intrins猫ques au romanesque. Or, cette question des lisi猫res qui, notons-le, nous transporte en plein coeur des modalit茅s de l'art du roman chez Julien Gracq 鈥 et qui renvoie en m锚me temps 脿 ses pr茅f茅rences g茅ographiques 鈥, nous replonge, du m锚me coup, dans son histoire r茅vis茅e de la litt茅rature. Ce sont ces m锚mes zones de la fronti猫re听qui l'interpellent et ce, tout particuli猫rement, semble-t-il, parce qu'elles sollicitent le travail de l'historien-g茅ographe 芦听r茅visionniste听禄 constamment 脿 la recherche d'indices et de filons听:

Ce qui m'int茅resse surtout dans l'histoire de la litt茅rature, ce sont les clivages, les filons, les lignes de fracture qui la traversent, en diagonale ou en zigzag, au m茅pris des 茅coles, des 鈥渋nfluences鈥 et des filiations officielles听: cha卯nes souvent rompues de talents litt茅raires singuliers qui se succ猫dent ou qui apparaissent discontin没ment 禄 (Gracq 1980, 250).

Le romancier promeneur : l'art de la perception (g茅ographique).

Or en mati猫re de g茅ographie, Julien Gracq dit avoir, depuis sa tendre enfance, une attention particuli猫re envers 芦听l'apparition d'indices听禄 indiquant, par exemple, un changement de relief ou encore un changement de v茅g茅tation entre deux zones (Gracq 1978, 25). Avec la poursuite de ses 茅tudes en g茅ographie, avec l'acquisition d'un certain 芦听bagage technique听禄, ce qui aurait pu devenir 芦听d茅po茅tisant听禄, ne l'est en fait jamais devenu (Gracq 1978, 27). D'abord il rapporte 脿 sa formation g茅ographique le fait de ne jamais oublier un paysage travers茅, celle-ci supportant un certain art de la m茅moire qui lui 芦听permet de le saisir par la structure et donc de reconstituer les 茅l茅ments que l'on aurait pu oublier听禄 (Gracq 1978, 29). Ensuite, cette qu锚te d'indices n'emp锚che jamais une saisie globale du paysage ; Gracq insiste 脿 quelques reprises dans les听Entretiens听sur l'茅poque 脿 laquelle il a re莽u sa formation g茅ographique. En effet, il se dit 芦听content听禄 d'avoir 茅tudi茅 la g茅ographie 脿 un moment o霉 la discipline 茅tait nouvelle, o霉 il s'agissait d'une 芦听science vivante qui essayait de tout souder de ses donn茅es en une vision globale听禄 (Gracq 1978, 43). Or, cette attitude g茅ographique d'un autre 芒ge qui consiste 脿 芦听tout saisir ensemble听禄 (Ibid., 16) s'arrime avec un autre principe qui m'a paru se trouver au coeur de l'art du roman chez Julien Gracq听: celui de la perception globale.

En effet, Gracq, qui se d茅crit comme quelqu'un ayant 芦听une disposition plut么t contemplative qu'active听禄 (Gracq 1981, 79) et qui dit avoir 芦听une imagination tr猫s pauvre pour les histoires, les intrigues bien agenc茅es听禄 (Gracq 1970, 11), aurait souvent besoin d'un 芦听d茅clic听禄 pour entreprendre l'茅criture d'un texte, d茅clic qui, on aurait pu s'en douter, survient souvent 脿 la rencontre d'un paysage ou au cours d'une promenade听:

Je ne suis pas [鈥 tr猫s bon observateur ; je me prom猫ne, je regarde beaucoup, mais je ne connais pas les noms des plantes des oiseaux. Un lieu, une personne, un paysage, une promenade, j'en garde plut么t une impression synth茅tique tr猫s unifi茅e听: rien qu'un espace, un 茅clairage, une esp猫ce de note musicale tr猫s pr茅cise听: c'est cela que j'essaie de retrouver ou de rendre quand j'茅cris (Gracq 1970, 12).

La question de la perception, et plus particuli猫rement d'une perception g茅ographique globale, entre au coeur de l'art romanesque de Gracq dans la mesure o霉 cette 芦听persistance听禄 des images dans la m茅moire, cette 芦听singuli猫re chimie r茅tinienne听禄 (Gracq 1980, 115), le romancier doit aussi la faire na卯tre chez le lecteur. C'est pourquoi le romancier ne peut pas ne pas 锚tre sensible 脿 la mani猫re dont naissent ces images chez le lecteur, c'est-脿-dire non pas par l'imm茅diatet茅 comme en peinture, mais par la description听: 芦听脿 chaque instant en effet, la lecture projette dans l'avenir du lecteur une phosphorescence 脿 demi 茅clairante, qui d茅pend moins encore des images imm茅diates que le texte fait surgir que de certaines valeurs proprement romanesques [鈥, et qui toutes ont partie li茅e avec la temporalit茅听禄 (Gracq 1980, 115). Ainsi, alors que la peinture rel猫ve de l'attention 脿 un univers clos, la description, elle 鈥 et ici Gracq semble r茅f茅rer aussi bien aux descriptions qui marquent ses oeuvres de type 芦听carnet听禄 qu'脿 celles de ses romans 鈥, est pr茅sent茅e comme une promenade, comme un 芦听monde qui ouvre ses chemins, qui devient chemin, o霉 d茅j脿 quelqu'un marche ou va marcher 禄 (ibid., 19).

Mais pour faire na卯tre ces images, d茅j脿 faut-il 锚tre en mesure de les percevoir. Gracq associe cet art de la perception 脿 son 茅ducation visuelle, au sens propre, c'est-脿-dire 脿 l'茅ducation qu'a re莽ue son oeil. De la m锚me fa莽on que 芦听l'oeil d'un peintre s'茅duque plus facilement dans un pays comme l'脦le-de-France, pays de grisailles o霉 les nuances sont fondues听禄 (et o霉 il doit par cons茅quent apprendre 脿 appr茅hender des diff茅rences subtiles) que l'oeil d'un autre peintre qui, lui, vit sous les couleurs flamboyantes des tropiques, Gracq 芦听attribue une certaine importance听禄 au fait d'锚tre n茅 l脿 o霉 il est n茅, soit dans un 芦听pays de relief tr猫s mod茅r茅听禄 (Gracq 1978, 24-25), c'est-脿-dire un pays o霉 les contrastes visuels sont l茅gers. Cette lacune dans l'茅ducation de l'oeil se pr茅sente, par ailleurs, comme un 鈥 sinon le seul 鈥 point faible de l'茅criture de Stendhal, celui-ci 茅tant 芦听n茅听dans un des plus beaux paysages de France听: Grenoble et Graisivaudan avec ses deux bordures qui sont tellement contrast茅es听禄 (Gracq 1978, 26). Stendhal aurait vu 芦听une chose trop belle trop t么t. Et, au fond, il parle de paysages 鈥渟ublimes鈥, mais il ne va pas plus loin听禄 (idem.).

Cette m锚me question de l'acuit茅 visuelle lui permet de classer, un peu sch茅matiquement d'ailleurs, les 茅crivains en deux cat茅gories听: il y aurait d'un c么t茅 les 茅crivains myopes (ex. Breton et Colette) qui s'int茅ressent en d茅tail aux petits objets ; d'un autre, les 茅crivains presbytes (ex. Chateaubriand et Claudel) qui envisagent le monde dans un panorama un peu flou. C'est dans cette seconde cat茅gorie que Gracq se situe. Mentionnons aussi que ces consid茅rations sur l'art de percevoir 鈥 et donc sur l'art de voir 鈥 trouvent 茅cho jusque dans la pens茅e historique de Julien Gracq sur le romanesque, alors qu'il propose que le principe d'芦听accroissement du pouvoir s茅parateur de l'oeil interne听禄 qui va de 芦听Mme de La Fayette 脿 Stendhal et de Stendhal 脿 Proust听禄 soit 芦听l'indice le plus clair du progr猫s du 鈥渞oman psychologique鈥澨 (Gracq 1980, 33).

Brouiller le r茅f茅rence g茅ographique : les paysages 芦 sont le roman 禄 .

Mais il faut voir qu'脿 travers la mise en avant-plan de cet art de la perception, il n'est jamais question pour Gracq 鈥 du moins dans l'茅criture romanesque 鈥 de restituer un lieu, un paysage ou un panorama tel qu'il existe v茅ritablement. En effet, alors qu'il consent que les paysages des听Lettrines听et de ses autres carnets sont des 芦听paysages r茅els, non recompos茅s听禄 (Gracq 1978, 38), il les distingue de ceux de ses romans. En effet, il se soumet 脿 l'id茅e directrice que 芦听dans une fiction, tout doit 锚tre fictif听禄 (idem.)听:

les noms de lieux, m锚mes ne doivent pas se pr茅senter d'une mani猫re reconnaissable. [鈥听il n'y a pas de noms de lieux exacts dans mes romans. [鈥 Apporter 脿 la fiction des 茅l茅ments de r茅alit茅 non transform茅s doit se faire le moins possible. Tous ces paysages des romans sont des paysages synth茅tiques. 脡videmment, ils se souviennent des paysages r茅els, mais ils sont recompos茅s, souvent fondus l'un dans l'autre (Gracq 1978, 38-39).

Qu'entend exactement Julien Gracq avec cette notion de 芦听paysages synth茅tiques听禄 ? Il s'agit de paysages qui entretiennent un lien fort avec les paysages per莽us, mais qui s'en distinguent n茅anmoins en ce qu'ils sont pr茅cis茅ment le produit d茅form茅 d'une fusion de ces derniers, dans un travail de brouillage du r茅f茅rent qui rel猫ve 脿 la fois de la m茅moire et de l'imagination. En effet, alors que la critique a tendance 脿 associer les paysages de ses romans au 芦听r锚ve听禄 (en r茅f茅rence notamment au surr茅alisme), Gracq pr茅cise qu'ils sont plut么t issus de la r锚verie, soit 芦听un jeu plus libre laiss茅 脿 l'association d'images entre elles听禄 (Gracq 1981, 71).

Pour un romancier qui est passionn茅 d'histoire et de g茅ographie mais qui n'aime pas le roman historique, dans听Le Rivage des Syrtes听cette fa莽on de proc茅der lui aurait permis de cr茅er une 芦听esp猫ce d'esprit-de-l'histoire, d茅tach茅 de toute localisation et de toute chronologie pr茅cise听禄 (Gracq 1981, 56). De m锚me, 脿 son intervieweur qui lui fait remarquer qu'脿 Argol il n'y a pas de ch芒teau, il soutient que cette 芦听pr茅sence-absence听禄 est justement, et pr茅cis茅ment, 芦听caract茅ristique de la fiction听禄 (ibid., 83). En effet, plus qu'une simple disposition du promeneur 脿 la r锚verie, l'art du 芦听paysage synth茅tique听禄 s'av猫re profond茅ment li茅 脿 l'art du roman, car si le romancier cr茅e des personnages, il est aussi 鈥 et sur le m锚me plan 鈥 cr茅ateur de paysages听:听

il y a un point de vue que je n'accepte pas du tout, c'est que le paysage sert de d茅cor 脿 un livre. Dire quel est celui qui joue le r么le passif, le d茅cor, et celui qui joue le r么le actif, n'a pas de sens pour moi. Tout cela va ensemble. Je dis souvent, et j'ai m锚me d没 l'茅crire, que dans un roman ce peut 锚tre le propos d'un personnage qui fait lever le soleil, ou inversement, c'est un changement de temps qui, tout 脿 coup, change la conduite des personnages. Tout cela est totalement soud茅 et il est impossible, comme dans la vie r茅elle, de les s茅parer l'un de l'autre. Ils appartiennent au roman, ils sont le roman听禄 (Gracq 1978, 39-40).

Ainsi, chez Gracq, il n'y a pas des personnages devant un d茅cor听; il y a des personnages incorpor茅s 鈥 au sens fort 鈥 脿 des paysages et, inversement, il y a des paysages dans ces m锚mes personnages. Et si l'art des 芦听paysages synth茅tiques听禄 rel猫ve de la configuration de l'intrigue du r茅cit 鈥 nous avons vu plus haut que les endroits 芦听lisi猫res听禄 donnent lieu 脿 des situations narratives pleines de tension, d茅gag茅es des pr茅occupations ordinaires 鈥, il doit aussi 脿 une certaine part de sonorit茅, voire de musicalit茅 :

les noms propres, dans un roman que j'茅cris, ont pour moi beaucoup d'importance. Mais leur tri est de nature purement vocale. Pas de signification symbolique 鈥 du moins pour moi, car le lecteur en trouve parfois une. Mais beaucoup de souci de coh茅rence entre les sonorit茅s. Je me souviens qu'en cherchant des noms g茅ographiques pour le听Farghestan, dans听Rivage des Syrtes, je pensais aux guerres de Jugurtha, dans听Salluste. Il fallait que ces noms fassent famille entre eux听禄 (Gracq 1981, 48).

Ainsi, si tout nom propre g茅ographique doit dans la fiction 芦听锚tre accept茅 organiquement par la phrase听禄, comme c'est le cas dans un po猫me, si 芦听c'est tant么t le son, tant么t le sens qui joue le r么le directeur听禄 (Gracq 1981, 48), on se retrouve devant une pens茅e du genre romanesque qui refuse en m锚me temps une distinction claire entre roman et po茅sie. En ce sens, la g茅ographie romanesque gracquienne est d'abord une po茅tique. Mais si l'issue m锚me du r茅cit romanesque peut 锚tre soumise 脿 une pr茅f茅rence g茅ographique sonore, 脿 la familiarit茅 de deux syntagmes ou encore 脿 la rythmique d'une phrase, on aboutit donc 脿 une vision 芦听aventuri猫re听禄 du roman qui n'a pas seulement 脿 voir avec le r茅cit d'une听aventure听prenant place 脿 l'ext茅rieur des zones urbaines, dans des espaces flous et incertains, non rep茅rables sur une carte. On aboutit aussi 脿 une vision du romanesque qui se veut 芦听aventure d'une 茅criture听禄 鈥 selon cette formulation d茅j脿 trop us茅e, mais toujours aussi vraie et efficace 鈥, o霉 le romancier, entre contingence et n茅cessit茅, entre l'appel des pr茅f茅rences et la logique du r茅cit, doit se munir d'une boussole et d'un compas pour tenter de garder le cap. C'est ce dont t茅moigne ce tr猫s beau passage tir茅 d'En lisant en 茅crivant听sur lequel je souhaite terminer mon texte :

Les vents et les courants, c'est-脿-dire les hasards que fait courir le langage, d茅cident souvent de l'itin茅raire ; mais nul ne s'est fait jamais lanc茅 au travers d'une mer inconnue sans qu'un fant么me imp茅rieux, impossible 脿 cong茅dier, lui ait fait signe sur l'autre rive. La difficult茅 particuli猫re 脿 la fiction est celle d'un compromis hasardeux, aux donn茅es sans cesse changeantes, 脿 r茅aliser 脿 chaque page entre un contenant sans projet, qui est la production spontan茅e de l'茅criture, et un projet sans contenant qui est l'appel insistant de ce timbre pressenti et sans support mat茅riel encore, auquel il s'agit de trouver et de fournir un instrument, qui sera le livre. Il faut tenir solidement les deux bouts de la corde raide sur laquelle le roman avance en 茅quilibre instable. Si tout est command茅 par un projet trop pr茅cis, trop articul茅, toute l'oeuvre se scl茅rose et glisse 脿 la fabrication ; si tout est laiss茅 脿 l'茅ventuel de la 鈥渢extualit茅鈥 pure, tout se dissout en un partage sans r茅sonance et sans harmoniques. Le r茅cit est refus du hasard pur, la po茅sie n茅gation de tout vouloir 茅crire d茅fini et pr茅m茅dit茅. Il faut accepter de se mouvoir dans ce clair-obscur trompeur, savoir passer sans cesse des chemins 脿 suivre aux chemins 脿 frayer. Ce qui ne peut se faire sans un sens imp茅rieux de l'orientation 鈥 au travers de toutes les conjonctures de rencontre 鈥 qui est un des dons romanesques majeurs. Au travers des paysages, d'avance inimaginables, que sa seule mise en route fait affluer vers lui, le romancier n'a jamais le droit de perdre le Nord ordonnateur qui lui est sp茅cifique听(Gracq 1980, 125).

Bibliographie 鈥 sources consult茅es :

  • GRACQ, Julien. En lisant en 茅crivant, Paris, Jos茅 Corti, 1980.
  • 鈥, 芦听Entretien avec Jean-Louis de Rambures听禄 (1970), dans Entretiens, Paris, Jos茅 Corti, 2002, p. 7-12.
  • 鈥, 芦听Entretien avec Jean-Louis Tissier听禄 (1978), dans Entretiens, Paris, Jos茅 Corti, 2002, p. 13-45.
  • 鈥, 芦听Entretien avec Jean Roudaut听禄 (1981), dans Entretiens, Paris, Jos茅 Corti, 2002, p. 47-84.
  • 鈥, 芦听Entretien avec Jean-Carri猫re听禄 (1986) dans Entretiens, Paris, Jos茅 Corti, 2002, p. 109-193.
  • 听鈥, La litt茅rature 脿 l'estomac, Paris, Jos茅 Corti, 1950.
  • 鈥, Lettrines, Paris, Jos茅 Corti, 1967.

Corpus critique :

  • ALEXANDRE, Didier. 芦听L'histoire du roman selon Julien Gracq听禄, dans Michel Murat (dir.) Gracq dans son si猫cle, Paris, Classiques Garnier, coll. 芦 Litt茅rature des XXe et XXIe si猫cles听禄, p. 22-37.
  • DAUNAIS, Isabelle. 芦听Julien Gracq听: le roman d'aventure听禄, p. 83-102, dans Isabelle Daunais (dir.) Le roman vu par les romanciers, Qu茅bec, Nota bene, 2008.
  • GROSSMAN, Simone. Julien Gracq et le surr茅alisme, Paris, Jos茅 Corti, 1980.
  • MAC脡, Marielle. 芦听Un style perceptif听禄, dans Michel Murat (dir.) Gracq dans son si猫cle, Paris, Classiques Garnier, coll. 芦 Litt茅rature des XXe et XXIe si猫cles听禄, p. 39-53.
  • PRADEAU, Christophe. 芦听Julien Gracq dans l'histoire de la critique听禄, dans Michel Murat (dir.) Gracq dans son si猫cle, Paris, Classiques Garnier, coll. 芦 Litt茅rature des XXe et XXIe si猫cles听禄, p. 55-72.

Bibliographie

Ouvrages cit茅s

Vous trouverez ici des citations tir茅s d'En lisant en 茅crivant听et des entretiens donn茅s par Julien Gracq au sujet de l'茅criture, de la cr茅ation romanesque, des personnages, des liens entre roman et po茅sie, de ses influences musicales, etc. De nombreuses autres citations concernant le roman et son rapport 脿 la g茅ographie sont int茅gr茅es 脿 m锚me le dossier. N'h茅sitez pas 脿 le consulter!

GRACQ, Julien.听En lisant en 茅crivant, Paris, Jos茅 Corti, 1980.

Entretiens :

芦 Entretien avec Jean-Louis de Rambures 禄 (1970),听dans听Entretiens, Paris, Jos茅 Corti, 2002, p. 7-12.

芦 Entretiens avec Jean Roudaut. L'茅crivain au travail 禄 (1981), dans听贰苍迟谤别迟颈别苍蝉, Paris, Jos茅 Corti, 2002, p. 47-84.

GRACQ, Julien. 芦听Entretien avec Jean-Carri猫re听禄 (1986) dans听Entretiens, Paris, Jos茅 Corti, 2002, p. 109-193.

Citations

GRACQ, Julien.听En lisant en 茅crivant, Paris, Jos茅 Corti, 1980.

Sur l'histoire du roman :
听芦 Ce qu'il y a peut-锚tre de plus vrai dans la psychologie stendhalienne, si fameuse, et souvent si artificielles dans sa volont茅 de brio et de bien-jou茅, ce sont les mont茅es, les chutes de tension brutales et parfois instantan茅es qui affectent les sentiments de ses personnages, dont le voltage ne cesse de changer. Rien de pareil nulle part chez Balzac. Il y a l脿 une amorce, timide encore, de discontinuit茅 dans le moi qui annonce et rejoint le vingti猫me si猫cle de Proust, en enjambant d'un coup Flaubert et Zola 禄 (p. 63).

Imaginaire organique :
听芦 Quand Malraux 茅crit que le g茅nie du romancier 鈥渆st dans la part du roman qui ne peut 锚tre ramen茅e au r茅cit鈥, tout amateur de litt茅rature l'approuve sans m锚me r茅fl茅chir. La difficult茅 commence quand on essaie d'isoler r茅ellement cette part : travail prometteur non point d'une claire chirurgie intellectuelle, mais plut么t de ce g芒chis sanguinolent et confus qu'on voit sur l'茅tat des boucheries, parce que le passage de l'os 脿 la chair, comme celui de l'鈥渉istoire鈥 au texte 茅crit, se fait par un r茅seau, d'une t茅nacit茅 inextricable, d'adh茅rence, de vaisseaux, de ligaments et d'apon茅vroses 禄 (p. 129).

芦 Tout roman tra卯ne ainsi avec lui (le mot ici n'a rien de p茅joratif) sa logique propre, plus ou moins volumineuse, plus ou moins camoufl茅e, plus ou moins contraignante, jamais absente tout 脿 fait, depuis la colonne volante du monotype psychologique 脿 la mani猫re de La Princesse de Cl猫ves, ou d'Adolphe, qui s'avance sans soutien ni bagages, jusqu'aux phalanges pesantes, toutes r茅gl茅es dans leur marche par le charroi de leurs impedimenta, des romans sociaux de Zola 禄 (p. 105).

芦 Id茅es et roman : un tel alliage, la litt茅rature allemande semble avoir plus de peine qu'une autre 脿 l'op茅rer. Les r茅flexions th茅oriques de Thomas Mann, dans Tonio Kr枚ger comme dans La Montagne Magique d茅chirent le tissu romanesque et s'茅panchent sous forme de hernies disgracieuses 鈥 la composition formaliste et d茅monstrative des Affinit茅s 茅lectives 茅voque davantage celle de la critique de la raison pure que celle de La Chartreuse de Parme. L'Angleterre proscrit tr猫s g茅n茅ralement un pareil alliage ; chez Dosto茂evski se laisse pressentir une r茅unification r茅volutionnaire d'un autre ordre : c'est l'appareil tout entier de la fiction romanesque qui bascule chez lui du c么t茅 de la seule aventure des id茅es d茅cha卯n茅es dans une cervelle. La fusion de la pens茅e r茅fl茅chie et de la pression imaginative romanesque, aussi impossible sans doute en derni猫re analyse que celle de l'huile et de l'eau, c'est dans le seul roman fran莽ais qu'elle 茅tale toute la vari茅t茅, toute la subtilit茅 de ses probl猫mes et de ses solutions. Et, de ces solutions, plus que chez Balzac et chez Flaubert, c'est chez Stendhal et chez Proust qu'on trouverait les plus originales 禄 (p. 199).

Sur la composition romanesque :
芦 Tout ce qu'on introduit dans un roman devient signe : impossible d'y faire p茅n茅trer un 茅l茅ment qui peu ou prou ne le change pas, pas plus que dans une 茅quation un chiffre, un signe alg茅brique ou un exposant superflu 禄 (p. 109).

芦 Le roman ne vit que par le genre de la libert茅 que lui donne le langage, utilis茅 selon ses vrais pouvoirs, mais il n'est tir茅 du n茅ant que par la contrainte qu'impose de bout en bout au romancier une image exigeante, une obsession non enti猫rement litt茅raire dans sa nature. 鈥淎dorable fant么me qui m'a s茅duit, l猫ve ton voile !鈥 supplie le faiseur de romans 鈥 mais la muette apparition lui met en main un porte-plume 禄 (p. 127).

芦 Ici appara卯t la faiblesse de l'attaque de Val茅ry contre le roman : la v茅rit茅 est que le romancier ne peut pas dire 鈥淟a marquise sortit 脿 cinq heures鈥 : une telle phrase, 脿 ce stade de la lecture, n'est m锚me pas per莽ue : il d茅pose uniquement, dans une nuit non encore 茅clair茅e, un accessoire de sc猫ne destin茅 脿 devenir significatif plus tard, quand le rideau sera vraiment lev茅 禄 (p. 110).

芦 [...] hommes et choses, toute distinction de substance abolie, sont devenus les uns et les autres 脿 茅galit茅 mati猫re romanesque 鈥 脿 la fois agis et agissants, actifs et passifs, et travers茅s en une cha卯ne ininterrompue par les pulsions, les tractions, les torsions de cette m茅canique singuli猫re qui anime les romans, qui amalgame sans g锚ne dans ses combinaisons cin茅tiques la mati猫re vivante et pensante 脿 la mati猫re inerte, et qui transforme indiff茅remment sujets et objets 鈥 au scandale compr茅hensible de tout esprit philosophique 鈥 en simples mat茅riaux conducteurs d'un fluide 禄.

Le roman et la po茅sie / la physique et la m茅canique romanesque :
芦 Le m茅canisme romanesque est aussi pr茅cis et subtil que le m茅canisme d'un po猫me, seulement, 脿 cause des dimensions de l'ouvrage, il d茅courage le travail critique exhaustif que l'analyse d'un sonnet parfois ne rebute pas. [...] Mais si le roman en vaut la peine, c'est ligne 脿 ligne que son aventure s'est courue, ligne 脿 ligne qu'elle doit 锚tre discut茅e, si on la discute 禄 (p. 110).

v 芦 Mais le genre romanesque conna卯t la dispense de gr芒ces que la po茅sie ne conna卯t pas, gr芒ces qui permettent qu'une grande r茅ussite ponctuelle se r茅percute quelques fois sur de longs passages plus ingrats et les transfigure 脿 sa lumi猫re. Quelques noyaux radioactifs sem茅s en bonne place peuvent y suffire 脿 dissoudre par rayonnement la totalit茅 des zones d'inertie intercalaires. D猫s que la po茅sie cesse d'锚tre pr茅sente, vers apr猫s vers, dans un po猫me, elle cesse aussi de l'habiter, aussi brutalement que le courant d'un fil 茅lectrique, rendant impossible au lecteur de ne pas buter aussit么t sur toute cheville. Mais la vie du roman, elle, tout comme les impressions lumineuses persistent sur la r茅tine, tient 脿 une survie efficace des images fortes au-del脿 du bonheur verbal qui leur a donn茅 naissance ; la vitesse acquise, dans l'esprit d'un lecteur de romans, compte pour presque tout ; il arrive que la n茅cessit茅 des temps morts s'y accompagne du pur plaisir que ressent le cycliste quand il prolonge sa lanc茅e sur le plat en roue libre 禄 (p. 171-172).

芦 Presque d猫s que j'ai commenc茅 脿 茅crire, j'ai 茅t茅 sensible 脿 cette particularit茅 qu'a le roman, parmi tous les genres qu'on pratique encore, d'锚tre un insatiable consommateur d'茅nergie. Il y a dans le livre de Clausewitz un chapitre 鈥 remarquable entre tous 鈥 qui s'intitule La friction dans la guerre. Dans le roman, structure l芒che, aux rouages tr猫s approximativement ajust茅s, le frottement destructeur, la d茅perdition d'茅nergie guettent 脿 chaque page. Contrairement 脿 ce qui se passe pour un po猫me, si la langue guide et infl茅chit l'aventure romanesque en cours de r茅alisation, il reste qu'elle n'est jamais son origine. Il y faut un certain 茅tat de manque, une insatisfaction urgente et听radicale. Une impression, ou un complexe d'impression, dont tout reste 脿 faire pour leur donner corps, et qui pourtant vous obs猫de 脿 la fa莽on d'un souvenir r茅el 鈥 quelque chose d'aussi pr茅cis qu'un nom oubli茅 脿 retrouver, mais qui n'aurait jamais exist茅, et qui sera le livre 鈥 est sans doute le combustible qui alimente le moteur romanesque 禄 (p. 25).

Le roman et les autres arts :
v 芦 Ce bien que Mallarm茅 voulait que la po茅sie repr卯t 脿 la musique, pourquoi serait-il interdit au roman de le disputer 脿 l'op茅ra ? Ces moments uniques d'茅coute profonde et jaillissante, vraiment et r茅ellement inspir茅s, qui me semblaient toujours et me semblent encore crever la paroi du fond du th茅芒tre et l'ouvrir toute grande pour laisser entrer la rumeur directrice du monde devenu Sibylle et devenu Pythie, il n'est pas dit que la musique ait seule le privil猫ge de leur m茅nager un espace, de donner issue aux transes proph茅tiques de leurs vapeurs 禄 (p. 111-112).

Un roman de Balzac 鈥 par exemple 鈥 qu'on s'amuserait 脿 all茅ger de ses descriptions dans la seule intention obligeante de le d茅graisser (l'entreprise a 茅t茅 souhait茅e au si猫cle dernier par des critiques s茅rieux) n'茅voquerait aucunement une maison o霉 on a fait des rangements, m茅nag茅 de la place, mais plut么t une nef gothique dont on d茅molirait par 茅conomie les arcs-boutant 禄 (p. 12).

芦 Le roman populaire qui trouve acc猫s au cin茅ma ou 脿 la t茅l茅vision n'y gagne pas exactement, certes, des lettres de noblesse ; il y acquiert du moins le genre de promotion que valent des relations occasionnellement 茅galitaires avec le gratin. Un terrain maintenant existe, avec l'茅cran, o霉, sous un uniforme inattendu, des genres se tutoient qui ne se parlaient jamais, et la litt茅rature en est charg茅e en profondeur, comme la soci茅t茅 s'est trouv茅 l'锚tre le jour o霉 le service obligatoire a 茅t茅 exp茅di茅 脿 tous les Fran莽ais 脿 la caserne. Car toujours l'adaptation 脿 l'茅cran dessert les grands livres, mais la pure ing茅niosit茅 dans l'invention romanesque, qu'un style et qu'une vision originale du monde ne soutiennent pas dans l'oeuvre 茅crite, acquiert parfois dans sa transposition en images d'une vigueur d茅cisive, qui vient en r茅g茅n茅rer apr猫s coup la lecture : plus d'une fois la bonne f茅e de la cam茅ra, rien qu'en mettant en cong茅 l'茅criture, a conduit Cendrillon au bal. Et le cin茅ma, qui d茅vore les livres sans les trier, change un peu, quoi que nous en ayons, par sa boulimie sans discernement notre approche de la fiction 茅crite [...] 禄 (p. 218-219).

芦 Entretien avec Jean-Louis de Rambures 禄 (1970),听dans听Entretiens, Paris, Jos茅 Corti, 2002, p. 7-12.

Sur l'茅criture :
芦 La phrase se charge toujours, 脿 peine 茅bauch茅e, de rejets et d'incidences qui tendent 脿 prolif茅rer et qu'il me faut ensuite 茅laguer en parties. Je rature mal. Presque toujours, pendant que je travaille 脿 une phrase, je jette dans la marge une amorce ou un fragment qui concerne la phrase suivante : une esp猫ce d'app芒t 禄 (Gracq 1970, p. 8-9).

芦 Un texte court, comme un po猫me en prose, c'est ce qui me plairait le mieux d'茅crire ; c'est fini dans la journ茅e et on dort bien. Malheureusement, l'envie ne m'en vient pas souvent. Un r茅cit, un roman, c'est autrement aventureux 禄 (p. 9)

芦 Je ne peux pas 茅crire un livre, reprendre un sujet d'une mani猫re diff茅rente : il y a toute une r茅gion de souvenirs d'茅motions, d'images, que le livre 鈥 manqu茅, ou men茅 脿 bien 鈥 a ass茅ch茅 d'un coup : c'est fini. Avant d'茅crire Un balcon en for锚t, j'avais gard茅 des souvenirs tr猫s vivants, tr猫s intenses de la guerre, maintenant je remarque qu'ils sont devenus plus flous, et surtout inertes, sans 茅cho, sans profondeur. En 茅crivant des romans on s'appauvrit 禄 (p. 10).

芦 Entretiens avec Jean Roudaut. L'茅crivain au travail 禄 (1981), dans听贰苍迟谤别迟颈别苍蝉, Paris, Jos茅 Corti, 2002, p. 47-84.

Sur l'茅criture et la composition :
芦 Un livre na卯t d'une insatisfaction, d'un vide dont les contours ne se r茅v茅leront pr茅cis qu'au cours du travail, et qui demande 脿 锚tre combl茅 par l'茅criture. Donc d'un sentiment absolument global, sentiment qui se colore d'embl茅e de projet. Ce qui fait que les parties sont d'abord dans le tout et ne s'en diff茅rencient qu'ult茅rieurement, au cours du travail. Dans la conception d'un livre, on trouve d'abord puis on cherche apr猫s 禄 (p. 49).
v 芦 Je m'efforce seulement, quand je change un mot, de le remplacer par un mot plus concret : 脿 l'usage cela m'a paru toujours plus payant. Les mots abstraits sont les chevilles du vocabulaire, et notre 茅poque est venue 脿 en faire une consommation abusive 禄 (p. 53).

芦 Le roman, lui, ne vit que par le d茅j脿 dit emmagasin茅, par l'accumulation dans l'esprit, sans 茅limination vraie, d'images sensibles et de charges affectives, de conjonctures pr茅cises ou vagues, de pr茅monitions dirig茅es. Le romancier qui termine un roman doit composer avec un lecteur qui a engrang茅 beaucoup au cours de sa lecture, 脿 qui on en fait croire de moins en moins, tout comme le taureau de la corrida devient de moins en moins maniable vers la fin 禄 (p. 59).
芦 Mais les derni猫res phrases d'un roman, il ne faut pas le nier, cherchent bien souvent 脿 provoquer dans l'esprit du lecteur un 茅branlement diffus, une sorte de syst猫me d'茅chos 禄 (p. 81).

Sur la musique :
芦 Ce qui a compt茅 dans ma formation, 脿 c么t茅 de la litt茅rature, c'est la musique, et plus exactement l'op茅ra. [....] La litt茅rature a mis du temps 脿 se d茅gager pour moi de l'ennui scolaire : Andromaque, Le Cid, 芦 expliqu茅 acte par acte 禄 鈥 Moli猫re, La Fontaine, qui pour moi ne s'en est jamais remis. Le tout autre, la 鈥渧raie vie鈥, lib茅r茅e de toute souillure p茅dagogique, c'茅tait l'op茅ra. [...] L'op茅ra, avec son emprise totalitaire sur son public 鈥 le livret, le texte, les d茅cors, l'action, la musique 鈥 est sans doute rest茅e pour moi l'image m锚me, en art, de l'ind茅passable, en m锚me temps que de l'茅branlement affectif au maximum 禄 (p. 64).

芦 Mais si je reviens toujours 脿 Wagner, c'est certainement entre tous les musiciens, comme 脿 celui dont l'茅nergie cr茅atrice se transmue presque tout enti猫re chez l'auditeur, plut么t qu'en plaisir de l'oreille, en 茅motion, en 茅branlement 茅motif g茅n茅ralis茅. Il est une source in茅puisable d'orgie 茅motive 禄 (p. 65).

Sur le personnage :
芦 Je ne peux pas m'int茅resser, dans les romans que j'茅cris, 脿 des personnages qui seraient enserr茅s si peu que ce soit dans le r茅seau des liens de la famille, des obligations professionnelles, des contraintes sociales. Ils sont toujours en vacances, ou bien 脿 la guerre, qui est un genre particulier de vacances, 脿 vrai dire soumis 脿 quelques contraintes brutales, mais o霉 l'insouciance, pour le reste, est par moments totale 禄 (p. 68).

芦 Mes personnages n'ont gu猫re de 鈥減sychologie鈥. Je ne suis pas tr猫s attir茅 par le roman psychologique, sorte de parties d'茅checs sans rigueur vraie, o霉 le 鈥済ain鈥 鈥 m锚me dans Les liaisons dangereuses comme dans Le Rouge et le Noir 鈥 est bien toujours, de toute fiction, la partie la plus fictive. Si ce genre de roman m'int茅resse, c'est justement dans ses m茅canismes, par l'ing茅niosit茅 toute gratuite de l'invention 禄 (p. 69).

芦 Quant 脿 l'aspect physique des personnages, le romancier ne doit pas entretenir d'illusions : c'est le lecteur qui d茅cide lui-m锚me de l'image globale qu'il se forme d'eux, et qui est plut么t de nature morale. La pr茅cision des d茅tails fournis par le romancier n'y change pas grand-chose, sauf peut-锚tre dans certains romans de Balzac o霉 l'accumulation des d茅tails concrets singuliers et frappants est telle que le personnage bascule, et n'est plus pour le lecteur qu'une fonction de son enveloppe 禄 (p. 69).

芦 J'ai dit tout 脿 l'heure que je n'茅tais pas tr猫s int茅ress茅 par le roman psychologique. Je pense que les personnages de mes romans portent la marque de ce d茅sint茅r锚t. Mais en revanche ils sont au monde,听comme on dit, non sans pertinence ; ils n'ont pas rompu avec lui un lien pour moi vital, rupture qui donne au roman psychologique 脿 la fran莽aise ce c么t茅 鈥渇leur coup茅e鈥 que j'ai d茅nonc茅 autrefois 禄 (p. 75).

Sur le rythme :
芦 La musicalit茅 d'une phrase n'a rien 脿 voir, il me semble, avec celle d'une sonate. D'abord parce que le texte est signification de part en part, signification qui n'est jamais perdue de vue m锚me quand on s'attache 脿 ces pures sonorit茅s. [...] dans la po茅sie, le son et le sens se bousculent sans cesse pour prendre le contr么le du texte. [...] S'il s'agit d'un roman, il s'agit de toute autre chose. Nul doute qu'une rythmique y joue, qui rel猫ve sans doute, pratiquement, de l'instinct plus que d'autre chose. [...] Je pense qu'il y a une oreille romanesque comme il y a une oreille musicale : elle est sensible au rythme 脿 longue p茅riode. Il me semble que Flaubert, par exemple, en 茅tait largement pourvu, alors qu'il n'avait pas toujours pour la phrase [...] l'oreille qu'on lui pr锚te g茅n茅ralement, et qu'il 茅tait trop sensible aux rythmes d茅coratifs 禄 (p. 73-74).

Sur la litt茅rature :
芦 Mes livres sont ce qu'ils sont, mais en tout cas ils ne sont pas repr茅sentatifs de la litt茅rature, pas plus
que d'autres. La litt茅rature n'est pas forc茅ment ceci ou cela. Par rapport aux autres arts, elle est sans homog茅n茅it茅, jamais pure 禄 (p. 82).

GRACQ, Julien. 芦听Entretien avec Jean-Carri猫re听禄 (1986) dans听Entretiens, Paris, Jos茅 Corti, 2002, p. 109-193.

Sur le surr茅alisme :
芦 Mais, tout comme le communisme 鈥 avec lequel Breton a tent茅 de lier partie 鈥 sur le plan politique, le surr茅alisme, sur le plan po茅tique, 茅tait dans ses ann茅es-l脿 [autour de 1930] 鈥 employons pour une fois un mot que je d茅teste 鈥 鈥渋ncontournable鈥 : on avait rendez-vous avec lui pour se d茅terminer, soit positivement, soit n茅gativement. [...] J'ai le sentiment d'avoir eu ici une chance biographique : il y a eu, apr猫s le surr茅alisme, des 鈥渕ouvements鈥 int茅ressants, il n'y en a gu猫re eu de fertilisants 禄 (p. 130-131).

Sur les liens entre l'art et le monde :
v 芦 [...] dans mon esprit, il n'y a pas, comme le veut une id茅e trop complaisante et trop r茅pandue, rupture angoissante entre la banalit茅 utilitaire de la vie courante et le 鈥渕onde de l'art鈥 [...]. Je ne crois pas aux arri猫res-mondes po茅tiques, je ne crois pas au 鈥淔uir l脿-bas de Mallarm茅, ni 脿 cette id茅e de l'茅vasion par l'art qui sous-tend tout le romantisme fran莽ais. Et qui s'exprime encore ouvertement avec Baudelaire. Je me sens d'accord avec la conception unitive qui semble 锚tre celle de Novalis : le monde est un, tout est en lui ; de la vie banale aux sommets de l'art, il n'y a pas de rupture, mais 茅panouissement magique, qui tient 脿 une inversion intime de l'attention, 脿 une mani猫re tout autre, tout autrement orient茅e, infiniment plus riche en harmoniques, d'茅couter et de regarder 禄 (p. 146- 147).

Sur les lieux et les personnages romanesques :
芦 Certains critiques m'ont reproch茅 parfois le 鈥渄茅sert d'hommes鈥 de mes romans. L'homme bien s没r ! Et quoi d'autre, s'il n'est pas l脿 ? Il n'y a aucun risque qu'il s'absente jamais de mes livres, o霉 l'auteur au moins est l脿 pr茅sent d'un bout 脿 l'autre. Mais je n'aime pas qu'on ait le go没t de l'homme seulement en collectivit茅, comme on a le go没t des petits-pois 鈥 de pr茅f茅rence mis en bo卯te 禄 (p. 158).

Sur le sens de l'histoire :
芦 Et je suis toujours extr锚mement surpris de l'absence de 脿 peu pr猫s compl猫te de la dimension historique (la g茅ographie, n'en parlons pas!) chez des esprits du vingti猫me si猫cle comme Val茅ry, Gide, Proust, Breton, et tant d'autres. Rien de tel, il faut le noter, n'茅tait sans doute convenable au si猫cle dernier, o霉 le sens de l'Histoire, au moins, 茅tait 脿 peu pr猫s universel chez les esprits marquants 禄 (p. 162).

Sur l'茅criture :
芦 Je n'aime pas l'emploi du mot cr茅ation en litt茅rature, et encore moins en critique. Il n'y a cr茅ation qu'脿 partir de rien, et la litt茅rature n'est au mieux que recomposition, r茅assemblage, de sensations, de perceptions et de souvenirs 禄 (p. 167).

Sur Balzac :
芦 La vraie ing茅niosit茅, en mati猫re litt茅raire, pour la mani猫re d'茅crire comme pour celle de concevoir un roman, ce serait pour moi plut么t Balzac qui la repr茅senterait : difficile de trouver un 茅crivain chez lequel il y a moins de d茅fiance vis-脿-vis de lui-m锚me, vis-脿-vis du public, et vis-脿-vis de la litt茅rature. Malgr茅 son apparence physique qui ne le sugg猫re pas beaucoup, c'est vraiment l'茅tat 茅d茅nique du romancier, c'est un romancier d'avant la Faute 禄 (p. 185).

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