Un laboratoire, c’est un peu comme une cuisine où divers plats mijotent en même temps, explique , professeure adjointe au Département de neurologie et de neurochirurgie de l’Université ƽÌØÎå²»ÖÐ et co-directrice de la recherche clinique du Centre Azrieli de recherche sur l’autisme (CARA).
Même si les étudiants nouveaux venus se sentent parfois perdus dans toute cette effervescence, Mme Elsabbagh les encourage à s’y plonger pour apporter leur contribution, et y ajouter leurs propres conceptions.
Pour faire tourner son laboratoire, Mayada Elsabbagh recueille les fruits des réflexions collectives. Un comité, composé de membres du laboratoire à divers stades de leur carrière, examine toutes les demandes d’admission aux études supérieures avant de décider de retenir tel ou tel candidat.
Pendant la pandémie, les membres de son laboratoire ont trouvé d’autres moyens de se réunir : des ateliers de yoga et de méditation, des soirées devinettes et une réunion virtuelle appelée « pause biscuit ». L’esprit d’équipe est en effet un ingrédient essentiel pour accomplir leur mission qui consiste à découvrir comment les expériences sociales précoces et d’autres facteurs environnementaux protègent contre l’autisme et les conditions connexes.
Mme Elsabbagh a confié à Spectrum que son « emploi du temps névrotique », avec ses limites, explique sa présence réduite sur les médias sociaux et le secret de la « boîte de réception vide ».
Spectrum : Qu’est-ce qui motive avant tout vos recherches?
Mayada Elsabbagh : Mes recherches portent sur les facteurs qui influencent le développement précoce du cerveau, en particulier, les facteurs génétiques qu’on rencontre rarement dans la population générale. La résilience, et la possibilité que le cerveau adapte essentiellement son propre développement pour faire face à des situations d’adversité m’intriguent tout spécialement.
Durant ma prochaine année sabbatique, nous prévoyons explorer les coïncidences entre le handicap et le statut de réfugié. Il s’agit de personnes qui ont subi des traumatismes et peuvent présenter des caractéristiques particulières. Nous cherchons à déterminer l’importance des facteurs biologiques dans leur trajectoire, par rapport à certaines de ces expériences traumatiques.
S : Une personne dont vous admirez les travaux?
ME : Celle qui m’a poussée à m’intéresser à ce domaine et qui supervisait mes recherches : , aujourd’hui décédée. Elle est internationalement reconnue pour son travail sur les trajectoires du développement, et c’est elle qui a orienté ma carrière vers les questions concernant le développement. C’est ce qui m’a conduit à poursuivre mes recherches actuelles.
S : Décrivez une journée ordinaire.
ME : La seule chose qui ne rentre pas dans mon emploi du temps, c’est la prévisibilité. J’évolue dans une impression perpétuelle de chaos. C’est comme pour la cuisine : il y a plusieurs plats sur le feu, et on essaie de passer d’un mode de travail à l’autre, de la profonde concentration qu’exigent la rédaction et la révision d’articles au processus collaboratif d’élaboration des protocoles d’essai. Et dans tout ce chaos, chaque jour, j’essaie de mettre en place des stratégies pour ordonner les choses et accomplir quelques tâches importantes.
S : De quelles stratégies s’agit-il?
ME : Un emploi du temps névrotique que je modifie de toute façon à la dernière minute. Au cours de la pandémie, j’ai abandonné les multiples listes de choses à faire pour n’en garder qu’une seule et qui tient sur une seule page. Un coup d’œil me suffit pour gérer les questions liées au travail, à la famille et à la santé.
Je m’entoure également de personnes extrêmement organisées, talentueuses et fiables, en sachant que je peux faire confiance à mon équipe pour les choses qu’il m’est impossible de faire et celles qu’ils font beaucoup mieux, qu’il s’agisse des tâches administratives, scientifiques ou de nos interactions avec les familles.
Une autre stratégie, qui a donné de bons résultats, consiste à laisser tomber les choses qui, de manière réaliste, ne se produiront pas, et d’accepter de ne pas faire quelque chose, sans me culpabiliser. Et j’essaie vraiment de terminer ma journée avec le sentiment qu’au moins j’ai fait une chose qui avait du sens et que je me trouve là où je voulais être lorsque j’étais enfant.
S : Combien d’heures dormez-vous?
ME : Je tiens absolument à mes huit heures de sommeil, sans cela, je suis incapable d’avoir une journée productive. Le rituel du café le matin est également essentiel, à défaut de quoi, la journée ne s’annonce pas très prometteuse.
S : Dans quels moments et quels lieux êtes-vous la plus productive?
ME : J’aime bien travailler dans les cafés et, à Montréal, cela n’a rien d’inhabituel. Ma maison se trouve en pleine de nature. C’est mon deuxième endroit préféré pour travailler, sauf qu’elle se remplit tout l’été – la famille vient demeurer chez moi – il m’est alors impossible d’avancer. Au lieu de cela, on cuisine énormément, et on passe beaucoup de temps à ne rien faire. On flâne pas mal dans cette maison.
S : Vous travaillez avec un fond sonore?
ME : J’aime le bruit blanc, comme celui qu’on entend dans les cafés.
S : Quelle est votre conférence scientifique préférée?
ME : En disant que je n’aime pas les conférences, vais-je attirer les controverses? Il me semble que les conférences, surtout les grandes, sont de plus en plus épuisantes et décevantes. Lors d’une conférence, je souhaite apprendre quelque chose de nouveau, rencontrer des personnes intéressantes, être exposée à des façons de penser différentes sur un sujet ou trouver de l’inspiration. Mais, selon moi, ces grands rassemblements ont tendance à décevoir mes attentes. Récemment, j’ai commencé à considérer qu’il s’agissait de lieux où retrouver des gens que je ne vois pas très souvent. Et je m’assure ainsi de me distraire, tout en assistant à une série minimaliste de présentations scientifiques – généralement sur des sujets sur lesquels je ne travaille pas moi-même.
S : Y a-t-il des conférences dont vous gardez un bon souvenir?
ME : Lors d’un atelier en Italie, on nous servait des expressos le matin et du risotto directement sorti des fourneaux pour le lunch. Je n’arrêtais pas de penser « Pourquoi ne peut-on pas faire ça tout le temps? »
S : Quel livre lisez-vous en ce moment?
ME : C’est une question difficile, car je ne lis plus par simple plaisir. La pandémie a aboli la frontière entre travail et vie privée. Cet été, lorsque je travaillais à la maison, j’ai constaté que dans la mesure où j’avais le temps de me concentrer, je le passais à travailler. Avant la pandémie, j’avais essayé de faire du rattrapage sur les anciens ouvrages de , dans lesquels il définit les concepts de résilience à l’occasion d’une exposition à des événements traumatisants. Ce n’est pas toujours une lecture facile, mais ses articles donnent certainement matière à réflexion.
S : A quelles revues ou quels magazines êtes-vous abonnée?
ME : Je n’ai pas de revues préférées. Je cherche à trouver des articles intéressants, indépendamment de la revue. Et ceux qui sont publiés dans les revues à grande diffusion me laissent souvent sceptique. D’après mon expérience, pour qu’un article soit publié ou non, la qualité du contenu compte moins que les relations du scientifique dans le domaine et son talent pour vendre son travail.
S : Êtes-vous active sur les médias sociaux?
ME : Pas vraiment. Je n’ai jamais évité les sujets de controverse, mais le niveau des échanges sur les médias sociaux m’apparait problématique. On ne peut y exprimer que des positions simplistes et superficielles. Je suis sur Twitter, et c’est bien, sauf que je ne n’y ajoute pas mon grain de sel, parce que j’ai du mal à préciser mes idées et à défendre une position, car je manque d’espace pour la justifier. Je préfère également être sélective dans ce que je regarde et ce que lis. Par ailleurs, j’admire la force des médias sociaux et ce qu’ils peuvent faire s’ils sont utilisés à des fins positives.
S : Que mangez-vous ou buvez-vous pendant que vous travaillez?
ME : Mon café du matin, un rituel déjà mentionné. Et puis, l’après-midi, j’essaie de ne pas oublier de boire beaucoup d’eau pétillante, mais ce n’est pas toujours le cas.
S : Quelles sont les traditions dans votre laboratoire?
ME : Mon équipe est dotée d’une capacité spontanée pour s’organiser et prendre des initiatives. Nous avons une tradition baptisée « cookie time », une séance virtuelle hebdomadaire pour nous retrouver, discuter et grignoter un biscuit. Au cours de l’été, nous nous sommes également retrouvés pour quelques pique-niques sur le Mont-Royal.
S : Combien de courriels non lus avez-vous dans votre boîte de réception en ce moment?
ME : Aucun, et j’en suis fière. Si je regarde maintenant, il y en a 29. Mais c’est parce que j’ai été en réunion toute la matinée.
S : Quel est votre secret?
ME : Je pense que c’est qui m’a convertie à la méthode de la « boîte de réception vide ». Si cela prend moins de deux minutes pour répondre, on le fait. Et si c’est quelque chose qui demande réflexion, on planifie et on le met dans un endroit pour pouvoir le retrouver. Je n’ai pas non plus de remords à l’idée de supprimer des courriels, même si ce n’était pas le cas auparavant.
S : Quelle est la partie la plus gratifiante de votre travail?
ME : Beaucoup d’entre nous se lancent dans une carrière scientifique pour avoir un impact, pour changer les choses. Il ne faut pas seulement se contenter d’en rêver. Il s’agit d’apprendre à trouver les occasions et à s’en saisir au jour le jour. Cela peut sembler idéaliste, mais dans les faits, c’est une façon très stratégique d’aborder la recherche et cela a formidablement bien marché pour moi et mon équipe.
À propos du CARA
Le Centre Azrieli de recherche sur l’autisme (CARA) transforme la recherche, la formation et les soins afin d’améliorer la vie des personnes autistes et de leurs familles. Créé en 2017 grâce à la , le CARA axe son action sur la science ouverte, l’inclusion et la collaboration communautaire. Ce centre de recherche de pointe s’est engagé à approfondir les mécanismes sous-jacents à l’autisme et aux affections connexes, à mettre au point de nouveaux outils de diagnostic et des interventions efficaces grâce à une recherche translationnelle novatrice et à des soins intégrés et à former la relève en matière de recherche fondamentale et clinique sur l’autisme.