La vision traditionnelle de la génétique est pétrie de fatalisme. Nous héritons de nos parents d’un code génétique unique et, pour le meilleur comme pour le pire, cet ADN est inaltérable. Certaines maladies se transmettent de génération en génération comme un feu de brousse, et sont inévitables et inextinguibles. Hypertension artérielle, cancer, démence sont inextricablement imbriqués dans la double hélice familiale comme du fil barbelé.
Et si les trois cours de gymnastique par semaine et les quatre portions de fruits et légumes par jour que nous nous imposons ne se limitaient pas à retarder l’inévitable? Et si, en plus de leurs bénéfices immédiats pour la santé, ils pouvaient modifier l’expression de notre ADN et désactiver les gènes qui nous poussent et nous entraînent inexorablement vers les maladies cardiovasculaires ou la maladie d’Alzheimer? Et si, en modifiant l’expression de certains gènes, nous pouvions transmettre à nos enfants un code génétique enfin débarrassé des monstres tapis dans l’ombre?
Telles sont, entre autres, les questions que se pose le professeur de pharmacologie de Ć˝ĚŘÎ岻ÖĐ Moshe Szyf depuis 30Ěýans. Ses recherches avant-gardistes ont montrĂ© que mĂŞme si notre ADN est plus ou moins figĂ© et fixĂ© dès la conception, l’exposition Ă certains facteurs externes comme les toxines et les nutriments peut prĂ©cipiter une rĂ©action chimique dans notre organisme et modifier de manière permanente la façon dont nos gènes rĂ©agissent. Une fois activĂ©es, un groupe de molĂ©cules possĂ©dant un groupement mĂ©thyle se fixe au centre de contrĂ´le d’un gène donnĂ© et le neutralise complètement — modifiant ainsi sa fonction sans pour autant changer la sĂ©quence d’ADN. Bienvenue dans le monde de l’épigĂ©nĂ©tique.
Les preuves scientifique donnent Ă penser que cette expression gĂ©nĂ©tique d’origine environnementale ou empreinte Ă©pigĂ©nĂ©tique pourrait avoir des rĂ©percussions bien au-delĂ de l’organisme immĂ©diate qui les hĂ©berge. Cela pourrait expliquer pourquoi les nourrissons de faible poids nĂ©s de NĂ©erlandaises ayant souffert de malnutrition pendant la Deuxième Guerre mondiale ont eux-mĂŞmes eu des enfants en surpoids des dĂ©cennies après la guerre et la fin du rationnement. Des Ă©tudes rĂ©centes ont dĂ©montrĂ© que les fils d’hommes qui ont commencĂ© Ă fumer avant la pubertĂ© Ă©taient plus susceptibles d’être obèses. Ă€ l’évidence, les changements Ă©pigĂ©nĂ©tiques qui se sont produits dans ces deux groupes de parents ont eu des effets indĂ©sirables durables sur les gĂ©nĂ©rations suivantes. «ĚýTout l’enjeu est donc de contrĂ´ler ce que l’on peut activer et dĂ©sactiverĚý», explique le professeur Szyf.
Pour ce dernier, si l’exposition à certains facteurs environnementaux peut déclencher un changement chimique dans des gènes et causer certaines maladies, peut-être les chercheurs peuvent-ils manipuler ces mécanismes par voie pharmacologique pour inverser les maladies. Dans certains types de cancer, par exemple, le gène qui inhibe normalement la croissance des tumeurs est désactivé, alors que les autres gènes qui favorisent les métastases ou la propagation du cancer sont activés. L’équipe du professeur Szyf étudie pour l’heure deux médicaments anticancéreux qui pourraient réactiver ce gène dormant ainsi que des médicaments qui pourraient neutraliser les gènes de la métastase.
Un rat choyé est un rat heureux
En 2003, le professeur Szyf et Michael Meaney, directeur adjoint du Centre de recherche de l’Institut Douglas, ont dĂ©couvert que les jeunes rats qui avaient Ă©tĂ© suffisamment lĂ©chĂ©s par leur mère Ă©taient, Ă l’âge adulte, Ěýbeaucoup plus calmes que leurs homologues moins choyĂ©s. Bien sĂ»r, cela n’a rien de rĂ©volutionnaire. On sait depuis longtemps que les soins maternels ont un impact durable sur le dĂ©veloppement. «ĚýLa question qui se pose est pourquoi ce changement de comportement?», explique le professeur Meaney.
Celui-ci a démontré que lorsque les mères léchaient leurs petits, cela stimulait un changement chimique dans le récepteur des glucocorticoïdes du cerveau, c'est-à -dire le mécanisme qui régule la quantité d’hormones du stress libérée par les surrénales des rats. Moins le bébé rat est léché par sa mère, plus il produit d’hormones du stress à l’âge adulte.
En administrant de la mĂ©thionine, un acide aminĂ© essentiel, dans le cerveau de rats « bien ajustĂ©s », le professeur Szyf a pu modifier l’expression de leurs rĂ©cepteurs glucocortoĂŻdes respectifs de sorte qu’ils Ă©quivalent Ă ceux de leurs homologues «Ěýmoins choyĂ©sĚý». RĂ©sultat? La production d’hormones de stress a augmentĂ© et les rongeurs alors calmes sont devenus beaucoup plus agitĂ©s. L’équipe de Ć˝ĚŘÎ岻ÖĐ a Ă©galement pu rĂ©duire le taux de ces hormones chez des rats anxieux en manipulant par voie pharmacologique le gène responsable de leur production. Les consĂ©quences de ces rĂ©sultats sont considĂ©rables et donnent Ă penser que des interactions similaires pourraient ĂŞtre utilisĂ©es pour combattre les ravages de la dĂ©pression, de la schizophrĂ©nie et d’autres troubles cĂ©rĂ©braux.
Restructuration des facultés de médecine
MĂŞme si la crĂ©ation de nouveaux mĂ©dicaments est en soi enthousiasmante, le potentiel de l’épigĂ©nĂ©tique dĂ©passe largement les frontières de la pharmacologie. «ĚýBien sĂ»r, nous pouvons rĂ©flĂ©chir en termes de mĂ©dicaments capables de produire ces effetsĚý», explique le professeur Meaney, «Ěýmais si l’effet initial est en fait une rĂ©action Ă un stimulus social, on peut alors se demander si une intervention sociale pourrait inverser le processus?Ěý»
Dans un pays dont le système de santĂ© est de plus en plus fragilisĂ©, l’épigĂ©nĂ©tique pourrait obliger les politiciens Ă repenser leurs thĂ©ories Ă©conomiques. Bien que cette discipline en soit encore Ă ses dĂ©buts, de plus en plus de preuves montrent que diffĂ©rents facteurs sociaux et environnementaux comme la nutrition, les polluants, le logement et l’éducation des enfants auront un impact significatif sur la santĂ© des Canadiens d’aujourd’hui et sur celle des gĂ©nĂ©rations Ă venir. «ĚýSi nous voulons vraiment renforcer notre Ă©conomie, tout en amĂ©liorant la santĂ© et la performance de ses acteurs, il faut alors se concentrer sur le dĂ©veloppement prĂ©coce et la qualitĂ© de la vie familialeĚý», explique Michael Meaney.
Mais le changement le plus spectaculaire que pourrait produire la recherche en Ă©pigĂ©nĂ©tique est l’enseignement de la mĂ©decine. Les facultĂ©s de mĂ©decine devront Ă©largir leurs programmes d’études et y inclure plus de cours d’arts et de sciences humaines; la collaboration interdisciplinaire devra de plus en plus ĂŞtre de rigueur. Abe Fuks, doyen de la FacultĂ© de mĂ©decine, voit dans le travail accompli par le pharmacologue Szyf et le psychologue Meaney un symbole de la nouvelle orientation que prendra la rechercheĚý: une orientation que l’UniversitĂ© s’est donnĂ©e depuis quelque temps dĂ©jĂ . «ĚýL’un des grands atouts de Ć˝ĚŘÎ岻ÖĐ a toujours Ă©tĂ© son aptitude Ă conjuguer la recherche de haut niveau, la collĂ©gialitĂ© et une grande ouverture d’esprit », explique-t-il, «Ěýelle constitue Ă ce titre un formidable exemple.Ěý»
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