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Entretien avec Rachel Nadon, boursière postdoctorale BMO 2024 du CRIEM

±ĘłÜ˛ú±ôľ±Ă©: 3 June 2024

Portait de Michel Hellman

Gros printemps pour Rachel Nadon! Le 2 avril dernier, elle a fait son entrée en poste comme boursière posdoctorale BMO au CRIEM pour l’année 2024 et voilà que le 1er juillet prochain, elle entrera en poste comme professeure adjointe en littérature québécoise au ! Malgré son court séjour parmi nous, nous souhaitons en savoir davantage sur son fascinant projet de recherche, qu’elle souhaite poursuivre comme professeure.

Mais d’abord et avant tout, une courte biographie s’impose. Docteure en littératures de la langue française de l’Université de Montréal, Rachel Nadon s’intéresse aux rapports entre émotions et presse à sensations. Membre du , elle travaille au croisement des études culturelles et de l’histoire littéraire. Elle a co-dirigé le collectif (PUM, 2021). Elle est aussi directrice de .

Son projet postdoctoral, qui se poursuivra, s’intitule «Émotions et archives de sentiments: lire Montréal à travers Allô Police, 1970-2004», ce qui sonne particulièrement prometteur. Nous l’avons rencontrée pour discuter de sa résidence comme boursière postdoctorale BMO et son entrée en poste comme professeure.

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La question que tout le monde se pose: pourquoi AllĂ´ Police?

Je travaille déjà sur les journaux jaunes depuis quelques années (les «journaux jaunes», juste pour mettre tout le monde au diapason, c’est une expression qui inclut toutes sortes de journaux différents, des journaux de faits divers, des journaux de crimes, de journaux à potins, des journaux de bandes dessinées grivoises, etc). Ce sont des journaux qui sont souvent éphémères, qui ne durent pas longtemps et dont le tirage est difficile à évaluer. Or Allô Police a eu une durée de vie très longue, de 1953 à 2004. Il avait aussi un énorme tirage, entre 100 000 et 200 000 exemplaires par semaine dans les années 1950. D’une part, il y a donc la durée et la popularité de ce journal.

Et d’autre part, j’ai remarqué que tout le monde a une ou des anecdotes au sujet d’Allô Police. Moi-même, quand j’étais enfant, mes parents me cachaient un peu les yeux quand on passait devant le Allô Police au dépanneur! Mais pratiquement tout le monde a quelque chose à dire sur Allô Police : le lire seulement lors de vacances (comme une petite fête), le découper pour en faire du scrapbooking, le lire en cachette, malgré l’interdiction des parents, etc. C’est cette conjecture de deux éléments qui m’ont intriguée : sa popularité, le caractère répandu de sa lecture, mais aussi presque intime. Quoique peu de personnes mentionnent Allô Police comme une habitude de lecture légitime…

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Qu’est-ce qui vous motive à étudier les rapports entre émotions et presse à sensations?

Quand j’ai commencé à lire Allô Police, j’ai réalisé que l’émotion était assez importante dans ma lecture. J’étais confrontée à des articles sur des mutilé.e.s et des décapité.e.s; il y avait beaucoup de photos de cadavres. C’est vraiment quelque chose qui m’a saisie et qui me semble aussi dépasser la notion de sensationnalisme. Partant de mes émotions de fascination et de dégoût, et de perplexité aussi, j’en suis venue à porter attention aux textes, à la façon dont on nommait les émotions comme la peur, le dégoût, même l’amour. Je me suis rendu compte que tout ça, la mobilisation de l’émotion de différentes façons, faisait partie du pacte de lecture de ces journaux-là. Je précise que mon émotion de lecture n’est sans doute pas la même que celle d’un autre lectorat, celui des années 1950 par exemple; je ne peux pas en présumer, du moins!

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Quels sont vos objectifs et vos attentes dans le cadre de votre résidence comme boursière postdoctorale au CRIEM?

Le projet est structuré en deux parties. Tout d’abord, je devrai lire les exemplaires du Allô Police des Jeux Olympiques de 1976 à la fin des activités du journal en 2004. Je suis particulièrement intéressée par les années 1980 et 1990, parce que je veux voir comment le journal met en scène la ville. Par exemple, quels quartiers sont nommés, quels événements sont couverts? Est-ce que ça ressemble aux années que j’ai déjà étudiées (les années 1950-1960)? Je vais pouvoir poursuivre ces questions-là, analyser les façons dont la ville de Montréal se construit au fil des articles. Je vais également voir comment un journal comme Allô Police se situe face aux mouvements féministes pro-sexe et anti-sexe, et à tout ce qui touche la pornographie et le travail du sexe. Comme c’est un journal qui fait son miel de la sexualité et de ses milieux particuliers, ça m’intéresse.

Il y a un deuxième aspect au projet, celui des archives. J’ai envie d’explorer la mémoire que les gens ont de ce journal dans l’idée de reconstituer des archives de lecture, ou plutôt des «archives de sentiments» (ma traduction, l'expression d'origine est «archive of feelings») pour reprendre les mots d’. Le but est d’aller chercher des récits, des objets de tout type, des cartes d’affaires, des éditions photocopiées, des photos, des pages de scrapbooking faites avec des coupures d’Allô Police, etc. Ceci permettra de réfléchir aux différents usages du journal et aux façons dont les gens interagissaient avec Allô Police mais aussi tout le souvenir qu’ils.elles en gardent et à ce que ça nous dit d’une manière d’habiter ou de se représenter Montréal. Ça dépasse la simple lecture de type «émission-réception», je veux toucher aux usages du journal et à ses manières de circuler, et de nous «orienter» dans la ville.

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Pouvez-vous m’expliquer en quoi consiste le concept d’archives de sentiments?

Ann Czetkovich s’intéresse à l’expérience du trauma chez les personnes lesbiennes et queer. Selon elle, c’est une expérience qui n’est pas documentée «officiellement», mais qui est associée à des objets ou des récits. Ces objets – ça peut être un agenda ou des collections de pulp – ne sont pas nécessairement liés à l’expérience du trauma, mais l’évoque de différentes manières pour quelqu’un ou pour une communauté. Ces objets, figures ou photos (par exemple), sont investis d’une valeur sentimentale et d’une signification, mais ils ne sont pas considérés comme des archives au sens institutionnel du terme. Ann Czetkovich, dans son livre , analyse ces archives et elle en «produit», aussi. Il y a un double mouvement d’analyse et de création (elle «constitue» pour ainsi dire des productions culturelles en archives), et c’est ce que j’ai envie de faire aussi. L’expérience de lecture émotive d’un journal comme Allô Police produit-elle des archives de sentiments? J’aimerais récolter des objets, des récits qui permettraient de réfléchir aux rapports entre émotions et mémoire et ville.

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Ceci implique donc un travail de création.
Pour le projet, j’aimerais faire un site web, collectionner des archives alternatives du Allô Police, aller à la rencontre des gens qui en gardent un souvenir mais aussi explorer des modes différents de diffusion, comme les fanzines. J’ai dans la revue culturelle Liberté, dans lequel j’ai utilisé le dispositif de la fiction pour intégrer des entrevues que j’ai déjà faites comme des acteur.trice.s d’Allô Police. Je songe aussi à organiser une table ronde autour des 20 ans de la disparition d’Allô Police.

Pour moi, dans ce projet, il y a une dimension de recherche et de création au sens strict, c’est-à-dire de lecture et de recherche d’une part, et de «reconstitution» des archives d’autre part. Ça permet plus largement de réfléchir à cette question des archives qui est assez épineuse dans le cadre de productions culturelles de grand tirage. Les documents qui témoignent de la production de ces périodiques, bien souvent, ne sont pas destinés à la conservation, à l’archivage. Même que le produit même, le journal en tant que tel, n’était pas destiné à être conservé!

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Pourquoi est-ce important d’étudier un journal d’actualité criminelle comme Allô Police?

D’une part, c’est un lieu de mémoire au sens d’espace de mémoire qui témoigne de plein d’événements qui touchent Montréal et bien d’autres lieux. Ce lieu de mémoire nous permet de lire en filigrane des changements qui touchent la société, mais aussi les relations entre les personnes, la façon dont on conçoit le crime et les criminel.le.s. Bref, ça nous permet de réfléchir à ce qui touche les gens, et à ce qui constitue une époque. Et en même temps, c’est un lieu de mémoire dans le sens très fondamental: les gens s’en rappellent. Il y a beaucoup de lecteur.trice.s qui s’y rencontrent. C’est important de mettre en lumière comment un journal qui a eu mauvaise presse a réuni une communauté de lecteur.trice.s, communauté qui pourrait être reconstituée par, notamment, les usages très divers qui ont fait ce journal.

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Quels sont vos projets pour vos premiers mois (ou plutôt premières années!) comme professeure adjointe en littérature québécoise?

Ce qui est sûr, c’est que je veux poursuivre ce projet!! Il me tient à cœur. Ça m’intéresse de poursuivre toutes ces réflexions sur la manière dont un journal à sensation comme Allô Police a laissé des traces affectives, concrètes, matérielles dans la vie des gens et dans la ville de Montréal. Plus largement, j’ai un projet sur l’histoire culturelle du mauvais goût au Québec, c’est à suivre, comme on dit!!

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Une journée parfaite à Montréal?

C'est l'été, je prends mon vélo, je vais nager au Parc Jarry, je vais prendre un café dans le Mile End et on va manger des hot dogs au Orange Julep.

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3 symboles incontournables de Montréal?

Stade olympique, le Caffè Italia et le Milano (ensemble), et le canal de Lachine

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Quartier préféré?

Mon quartier, la Petite-Italie, Ă  cause du voisinage!

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Bibliographie sur émotions et études culturelles & littéraires:

, Edinburgh, Edinburgh University Press,2nd ed., 256 p.

, Duke University Press, 368 p.

, Folio, 416 p.

trad. de l’anglais par Jean Claude Passeron, Paris, Minuit, 420 p.

, dans Martha Langford et Johanne Sloan (ed.), Photogenic Montreal: Activisms and Archives in a Post-Industrial City, MontrĂ©al, Ć˝ĚŘÎ岻ÖĐ/Queen’s University Press, p. 199-216.

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