Yasser Iturria-Medina, Ph. D., est professeur agrégé au Département de neurologie et de neurochirurgie de l’Université ƽÌØÎå²»ÖÐ et chercheur principal au Centre Ludmer en neuroinformatique et santé mentale. Dans son laboratoire – –, basé à l’Institut-Hôpital neurologique de Montréal (Le Neuro), le professeur Iturria-Medina et son équipe s’emploient à concevoir des modèles multifactoriels et multiéchelles pour mieux comprendre les troubles neurologiques et mettre au point des traitements personnalisés efficaces. Nous avons eu le plaisir de discuter avec lui de ses recherches et de ses orientations futures.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser aux neurosciences et aux maladies neurodégénératives?
Je possède une formation en génie nucléaire. Vers la fin de mes études, j’ai assisté à une présentation sur la neuro‑imagerie et les défis mathématiques y étant associés. J’ai été surpris de constater que, par rapport au cancer ou aux maladies cardiovasculaires, nous accusions des dizaines d’années de retard sur le plan de la recherche et des connaissances sur le cerveau et ses maladies. Nous en savons quelque peu sur la corrélation et les voies de régulation positives ou négatives en cause, mais ne pouvons déterminer avec certitude l’origine de ces maladies. Nous ne comprenons même pas les fondements moléculaires de l’activité neuronale. Jusqu’à tout récemment, la plupart des neuroscientifiques ne s’intéressaient qu’à un domaine bien précis, comme le comportement, la génétique ou la neuro-imagerie. Mais pour quelqu’un qui, comme moi, provient du milieu de l’ingénierie, cette façon de faire n’a aucun sens. Ces domaines étant interreliés, nous ne pouvons nous contenter de les étudier séparément. Je devais trouver une façon de réunir ces modalités et ces disciplines. C’est ainsi que l’idée d’étudier le cerveau et ses maladies sous l’angle de l’ingénierie m’est venue. Je voulais créer un modèle intégré comportant différentes données biologiques recueillies à l’échelle populationnelle et individuelle, à des fins de personnalisation. L’humanité a réussi à envoyer un véhicule spatial dans l’espace et à le ramener à bon port. Il s’agit, selon moi, de l’une de nos plus impressionnantes réalisations. Mais, pour concrétiser ce projet, nous devions en comprendre les moindres détails. C’est à ce niveau de compréhension que, je l’espère, nous parviendrons un jour, soit de mettre au point un traitement pour une personne en sachant qu’il sera efficace, et à quel point il le sera.
En quoi votre approche contribue-t-elle à une meilleure compréhension du cerveau et des maladies neurodégénératives?
Toute manifestation cognitive ou clinique est le résultat d’interactions entre plusieurs processus biologiques, tels que les gènes, les protéines, l’environnement, le mode de vie et les antécédents familiaux. Ainsi, lorsque nous nous penchons sur un gène en particulier, nous devons prendre en compte ses interactions avec d’autres gènes de même que la protéogenèse et les effets épigénétiques qui lui sont associés. Si nous nous concentrons sur une seule de ces variables, nous risquons de ne pas voir les liens qui existent entre elles, ce qui nuit à notre compréhension. La plupart des traitements sont conçus pour traiter un diagnostic, mais ne tiennent pas compte du fait que des mécanismes biologiques très différents peuvent être associés à un même phénotype pathologique. Tout comme les maladies psychiatriques et les troubles de l’humeur, qui sont souvent accompagnés d’affections concomitantes, les maladies neurodégénératives sont étroitement imbriquées. Mon équipe de recherche analyse les particularités individuelles et compare les similitudes et les différences au sein de la population sous divers angles biologiques. Nous parvenons ainsi à étudier des diagnostics cliniques similaires, mais dont les origines biologiques sont différentes.
Quel rôle l’intelligence artificielle joue-t-elle dans vos modèles informatiques?
Il existe deux grandes catégories de modèles informatiques : les modèles mécanistes et les modèles empiriques. Ces derniers nous permettent de faire des prédictions. Prenons, par exemple, la reconnaissance d’images : un modèle disposant de suffisamment de données peut déterminer si une image correspond à celle d’un chat, d’un chien, d’une maison, etc. Lorsqu’utilisés dans un contexte médical, les modèles empiriques peuvent déterminer, à partir d’images du cerveau, si une personne est atteinte d’Alzheimer et même prédire si la maladie risque d’évoluer rapidement. Actuellement, lorsque l’on parle d’intelligence artificielle, on fait référence aux modèles empiriques. Mais aussi utiles soient-ils, ces modèles n’arrivent pas encore à déterminer la relation de cause à effet sous-jacente dans un phénomène à l’étude. C’est là tout l’avantage des modèles mécanistes, qui peuvent fournir ce type d’explication. Par contre, ceux-ci échouent souvent quand vient le temps de faire des prédictions. À l’heure actuelle, nous sommes contraints d’utiliser soit l’une de ces options, soit l’autre, et chacune a ses propres limites. Comme nous avons besoin des deux modèles, nous devons trouver un moyen de les combiner.
Quels sont les plus grands défis associés à votre approche?
En premier lieu, je dirais l’accessibilité aux données. Au Canada, nous disposons de données de grande qualité; cependant, certains pays à revenu faible ou intermédiaire n’ont pas accès à des techniques ou à des appareils de neuro-imagerie coûteux. Nous tentons de rendre nos modèles accessibles et inclusifs afin qu’ils puissent être utilisés dans tous les contextes.
Un autre de nos défis consiste à transposer, dans un contexte clinique, des modèles de recherche sophistiqués afin de trouver la relation entre les quelques données et les brèves observations dont nous disposons sur un patient. Ces modèles prédictifs s’appuient sur de gigantesques ensembles de données qui comprennent, notamment, celles provenant d’échantillons de tissus prélevés post-mortem. Idéalement, ces modèles seraient construits à partir de données d’observation recueillies auprès de plusieurs personnes, pendant de nombreuses années, mais un tel scénario est impossible en contexte clinique. Dans le meilleur des cas, nous n’avons accès qu’à un nombre limité d’échantillons périphériques et de modalités de données. Les données post‑mortem nous permettent de construire des modèles réalistes pouvant être transposés dans un contexte clinique. Pour y arriver, nous travaillons à transformer nos résultats en données périphériques, comme les échantillons de sang ou de liquide cérébrospinal, ou les données cognitives. À titre d’exemple, nous tentons de concevoir un modèle prédictif pouvant établir des pronostics et déterminer des caractéristiques particulières du cerveau ainsi que leur expression dans le sang ou les images du cerveau. C’est possible, mais c’est beaucoup de travail.
Nous devons aussi jeter des ponts entre le milieu de la recherche et le milieu clinique. Il n’est pas rare de rencontrer un médecin qui ne voit pas l’intérêt des modèles informatiques complexes ni même de l’intégration de différents types de données.
Comment la science ouverte et la collaboration peuvent-elles améliorer vos modèles et les rendre plus précis?
La collaboration est essentielle en raison de la rétroaction que nous pouvons en tirer et qui nous permet de prendre conscience de nos limites. Notre laboratoire diffuse, par l’intermédiaire d’une boîte à outils nommée NeuroPM-box, l’ensemble de nos modèles, une fois ceux-ci testés et approuvés. Ils sont alors utilisés par des personnes qui travaillent directement avec nous, ou par certains groupes, qui en font un usage indépendant. Nos collaborateurs nous aident à intégrer davantage de données, ce qui augmente la précision de nos modèles de façon quasi hebdomadaire. Bien que le nombre d’utilisateurs ne soit pas très élevé, ces derniers partagent notre vision multidimensionnelle de la compréhension et du traitement ciblé des maladies.
Quelle incidence l’Initiative de génomique unicellulaire du cerveau du Centre Ludmer a-t-elle sur vos travaux?
Je me réjouis de ce nouveau volet de recherche du Centre Ludmer. Nous avons pour objectif d’intégrer le plus de données possible à nos modèles afin de parvenir à mieux comprendre les mécanismes pathologiques sous-jacents. Certains de nos modèles comportent déjà des données provenant de la génomique unicellulaire; nous sommes donc à considérer de nouvelles techniques d’analyse. Je fais présentement partie du projet de Yashar Zeighami, Ph. D., du Centre de recherche Douglas, qui travaille en étroite collaboration avec Corina Nagy, Ph. D., chercheuse principale au Centre Ludmer; la collaboration avec les chercheurs qui se greffent à cette initiative s’annonce également fructueuse.
Comment vos travaux pourraient-ils mener à la mise au point de meilleures stratégies thérapeutiques?
Un essai clinique est qualifié de « succès » ou d’« échec » une fois terminé. Cependant, la population et la pathogenèse des maladies sont tellement hétérogènes qu’une personne pourrait répondre à un traitement, tandis qu’une autre, non. Les conclusions d’un essai, qui découlent de la moyenne d’un échantillonnage, peuvent masquer les effets d’une intervention. Nous savons que certains traitements sont efficaces chez certaines personnes, sans l’être chez d’autres. Mon équipe classifie les patients en fonction de leurs caractéristiques biologiques afin de parvenir à une prédiction plus juste de la réponse à un traitement donné. Cette façon de faire est déjà utilisée dans la recherche sur le cancer. En effet, les chercheurs tentent de prédire les résultats d’un traitement en se basant sur la classification des tumeurs et de leur environnement. Nos modèles, qui tentent de prédire précisément ce qui rend une personne susceptible ou moins susceptible de répondre à un certain traitement, pourraient grandement améliorer la planification des essais cliniques en permettant le recrutement sélectif des participants. Nous pourrions aussi, grâce à ces modèles, réévaluer des traitements n’ayant pas passé le stade des essais cliniques, leur donner une nouvelle vocation ou les personnaliser.
Que savons-nous au sujet de la protéine bêta-amyloïde mal repliée, l’une des caractéristiques neuropathogéniques de la maladie d’Alzheimer?
Nous pouvons tous produire ce type de protéines. Lorsque nous vieillissons, ce phénomène se produit de plus en plus, tandis que les mécanismes de défense de notre corps interviennent de moins en moins. Outre les mécanismes de production de ces protéines et les mécanismes de défense qui les éliminent, il existe un phénomène connu sous le nom de « résilience cognitive », qui consiste en la capacité d’une personne à préserver ses fonctions cognitives malgré l’accumulation de protéines mal repliées. Ces trois facteurs, de même que leur combinaison, interviennent dans la maladie d’Alzheimer. Les résultats de mes travaux de recherche postdoctorale menés au moyen de la neuro‑imagerie au , en collaboration avec Alan Evans, Ph. D., donnent à penser que les patients atteints d’Alzheimer à un stade avancé éliminent les protéines mal repliées de façon beaucoup moins efficace que les sujets n’étant pas atteints de cette maladie.
Bien qu’il s’agisse d’une importante découverte, les maladies neurodégénératives résultent fort probablement d’une combinaison de facteurs liés notamment à l’âge, à l’échec de la réparation de l’ADN, aux mécanismes de production de protéines mal repliées, aux systèmes vasculaires et métaboliques ainsi qu’à une défaillance du système immunitaire. Mon équipe et moi faisons partie d’un nouveau mouvement de chercheurs s’intéressant au concept de résilience cognitive. Tandis que l’approche pharmaceutique habituelle consiste principalement à cibler la protéogenèse ou à éliminer les protéines mal repliées, l’approche de la résilience cognitive vise plutôt à découvrir comment une personne atteinte de lésions au cerveau parvient à conserver sa mémoire et ses fonctions cognitives. La présence de protéines mal repliées dans le cerveau ne devrait pas être notre seule préoccupation. Ce qui importe, ultimement, c’est de découvrir et de cibler le mécanisme de protection sous-jacent.
Lorsque vous songez à la prochaine année, qu’est-ce qui vous emballe le plus?
Comme je l’ai mentionné plus tôt, nous classifions les participants en fonction de différentes voies biologiques qui mènent à un même résultat clinique. Deux ans après le premier lancement de notre modèle, nous en sommes déjà à la deuxième version; nous y intégrons même des données unicellulaires. À chaque nouveau lancement, notre modèle devient de plus en plus transposable et possède de moins en moins de limites. Je suis impatient de connaître le résultat de la prochaine série de vérifications. Si elles se révèlent concluantes, les répercussions cliniques de notre modèle seront considérables.
La génomique unicellulaire nous permettra aussi de comprendre l’activité neuronale et les changements qui se produisent à cette échelle en cas de neurodégénérescence. Bien que la mort et l’activité anormale des neurones aient déjà fait l’objet de recherches, nous ne connaissons pas l’ampleur de ce dysfonctionnement comparativement à celui d’autres cellules ni les fondements moléculaires d’un tel dysfonctionnement. Jusqu’à maintenant, nous n’avions accès qu’à des données limitées, mais nous disposons aujourd’hui de renseignements qui pourraient amener des éléments de réponse, ce qui m’enthousiasme au plus haut point.
Que souhaitez-vous transmettre aux membres de votre laboratoire ainsi qu’à la prochaine génération de chercheurs?
Mes étudiants sont issus de tous les horizons. Leur culture, leur discipline, leur formation et même leur manière de penser sont différentes. Je les encourage fortement à sortir des sentiers battus et à s’adonner à la pensée intégrative. J’essaie aussi de les motiver à apprendre de nouvelles techniques employées dans d’autres laboratoires. Il en va de même lorsque j’enseigne : je leur demande de songer aux possibles lacunes dans notre domaine, de faire preuve de créativité et d’intégrer un maximum de sources de savoir pour étayer leur pensée.
Dans les années 1990, au moment où le projet Génome humain prenait son envol, les scientifiques ont promis qu’à l’issue du projet, nous serions en mesure de résoudre toute question en lien avec la médecine, voire d’éradiquer la maladie. Quelle audace! S’il y a une leçon que j’espère que nous avons tirée depuis, c’est qu’il n’existe aucune modalité ni mesure unique pouvant nous fournir toutes les réponses ou les solutions que nous cherchons.