On ne se le cachera pas, 2022 n’a pas commencé dans les acclamations de joie. On a plutôt entendu un bruit sourd et familier, celui de nombreuses têtes cognant simultanément sur les bureaux partout dans le monde à l’annonce de la nouvelle vague de restrictions liées à la pandémie. Comme l’a dit un jour le célèbre joueur de baseball et gérant d’équipe Yogi Berra, « c’est du déjà vu, encore une fois ».
Mais ne nous Ă©tendons pas sur ce prĂ©sent peu rĂ©jouissant; revenons au printemps 2021, une Ă©poque plus innocente oĂą nous n’en savions pas autant sur les rappels de vaccin et la technologie PCR. Nous visitons un entrepĂ´t de Lachine (QuĂ©bec), le nouvel hĂ´te de , une entreprise issue de Ć˝ĚŘÎ岻ÖĐ qui vise, tout simplement, Ă bâtir un monde meilleur.
Un groupe de personnes est rassemblé (dans le respect de la distanciation sociale, même en ce temps révolu) autour d’un appareil aux parois de verre dont la taille et la forme rappellent une cabine téléphonique. Un bourdonnement grave se fait entendre pendant environ une minute, suivi d’un « snap » soudain, fort satisfaisant.
« Résistance à la compression de 65 mégapascals », annonce Mehrdad Mahoutian, directeur technique de CarbiCrete, qui avait déposé un échantillon produit par l’entreprise dans le dispositif de compression. « C’est un très bon résultat », affirme-t-il, fort content.
L’échantillon en question provient d’une toute nouvelle gamme de produits de l’entreprise : des pavés. Vous trouvez que ça manque de prestige? C’est que ces pavés ne sont pas des pierres ordinaires.
« Le vrai enjeu, c’est d’obtenir la couleur voulue, explique M. Mahoutian. L’esthétique importe bien plus pour les pavés que pour les blocs de béton; on ne doit pas rater notre coup. »
Pratiquer l’alchimie aux temps modernes
En véritable alchimiste moderne, CarbiCrete a trouvé un moyen de transformer des matériaux de base en « or », c’est-à -dire, à notre époque, en une matière capable de séquestrer le carbone. Pour bien comprendre, voyons d’abord les principes élémentaires du béton.
En premier lieu, il faut savoir que le ciment et le bĂ©ton sont deux matĂ©riaux »ĺľ±´Ú´ÚĂ©°ů±đ˛ÔłŮ˛ő. Le ciment est un ingrĂ©dient du bĂ©ton, qui agit comme une colle pour lier ensemble les autres matĂ©riaux (le « granulat »).
Les humains emploient depuis plusieurs millénaires des matériaux de construction coulants qui prennent après un certain temps une forme fixe et durable. La première utilisation du béton remonterait à quelque 12 000 ans, sur le territoire de la Turquie d’aujourd’hui.
Les Romains étaient des experts en la matière, comme en témoigne le de Rome. Celui-ci demeure d’ailleurs la plus grande structure à dôme de béton de ce genre au monde, plus de 2 000 ans après sa construction.
Le secret du ciment des Romains s’est cependant perdu dans l’Antiquité. Le matériau utilisé de nos jours a été conçu en 1824 par Joseph Aspdin, qui a mélangé du calcium, de la silice, de l’aluminium et du fer pour créer ce qui deviendra le ciment Portland.
Son invention – qu’on mêle à du sable et à du gravier pour former le béton – est rapidement devenue le matériau de construction de choix; c’est à présent la substance la plus consommée dans le monde après l’eau.
Contrer le poids du béton pour la planète
Quel est l’effet de cette coulée de béton sur la planète? En voici un exemple : on pense que le barrage des , la plus grosse masse de béton au monde, est si terriblement lourd qu’il a déplacé l’axe de rotation de la Terre de deux centimètres. Pour mémoire, il se compose de 28 millions de mètres cubes de béton.
Mais le principal problème, c’est que le procédé de fabrication du ciment nécessite une chaleur intense; on parle de 1 350 à 1 550 °C (2 460 à 2 820 °F). Pour l’obtenir, il faut beaucoup d’énergie, ce qui cause de grosses émissions de gaz à effet de serre.
Du CO2 est aussi relâché au cours des réactions chimiques du procédé de calcination. Dans l’ensemble, l’industrie du ciment génère 8 % des gaz à effet de serre mondiaux. En 2019, cela représentait 2,3 milliards de tonnes de CO2.
À titre de comparaison, on estime que l’aviation commerciale est responsable de 2 % des émissions mondiales. En fait, si l’industrie du ciment était un pays, elle serait le quatrième plus gros émetteur, derrière les États-Unis, la Chine et l’Inde.
Que peut-on faire pour juguler toutes ces émissions? CarbiCrete a trouvé une solution « miracle ». Les mordus d’histoire se souviendront que les alchimistes cherchaient à transformer en or des métaux ordinaires comme le plomb et le cuivre. S’ils n’ont jamais réussi, CarbiCrete, elle, pourrait avoir en main une nouvelle formule gagnante.
Fabriquer des blocs sans ciment
Selon le président-directeur général de CarbiCrete, Chris Stern, « il est impossible de décarboner le ciment en utilisant la méthode de production actuelle. Il est bien plus simple de carrément s’en passer. »
Il faut donc remplacer le ciment par autre chose; CarbiCrete a choisi les scories des aciéries, soit les déchets de la fabrication de l’acier.
« C’est une substance très peu utilisée. En plus, notre processus de cure consomme du CO2. Il a quatre avantages : il demande moins d’énergie, évite des émissions, emploie des déchets et séquestre du carbone, poursuit M. Stern. Et le produit est si simple qu’on peut l’expliquer à sa grand-mère. »
Ce dont parle le PDG, c’est le produit phare de CarbiCrete, les blocs de béton. Aussi appelés parpaings, ces gros et lourds éléments de construction composent les garages et une foule d’autres bâtiments du monde entier.
La technique habituelle de production consiste à verser le matériau brut dans un moule et à le laisser vieillir pendant un certain temps (c’est le processus de cure). CarbiCrete, elle, emploie à cette étape du CO2; ainsi, chaque bloc a un bilan carbone non seulement nul, mais négatif : un kilogramme de carbone y reste emprisonné. Pour placer les choses en contexte, le marché mondial des blocs et briques était estimé à 1,9 billion d’unités en 2020.
Prendre de l’expansion grâce au soutien de partenaires
Cette innovation peut sembler trop belle pour être vraie… et il y avait en effet un hic : la production à grande échelle. Grossir exige de se faire connaître et de trouver des partenaires. CarbiCrete disposait peut-être d’une formule magique, mais elle ne pensait pas produire des milliards de blocs toute seule.
C’est alors qu’entre en scène , une entreprise familiale de Drummondville de quelque 80 employés qui œuvre principalement dans la production et la vente de produits de béton destinés à des usages commerciaux et résidentiels. L’entreprise était déjà , selon son directeur marketing, Philippe Girardin, « connue pour sa folle propension à essayer de nouveaux produits ». L’idée d’une technique réduisant la teneur en carbone des blocs de béton a éveillé son intérêt.
Elle a joint CarbiCrete pour en savoir plus. « C’était renversant de penser qu’il n’y avait pas de poudre de ciment », se rappelle M. Girardin à propos de l’inspection d’un des tout premiers blocs. Patio Drummond a rapidement accepté d’entamer une phase d’essais et commencé à adapter son usine à la nouvelle technique.
« Au premier jour du premier essai, le bloc obtenu était parfait, affirme le directeur marketing. La technologie fonctionne à 100 %. » Deux phases se sont ainsi déroulées, chacune impliquant une hausse de la capacité de production. Le lancement de la phase III a récemment été annoncé : l’entreprise drummondvilloise fabriquera 25 000 blocs par jour, le maximum de sa capacité. Autrement dit, elle y croit à fond.
Une autre qui y croit, c’est Florence Genest. Analyste de projet à CarbiCrete, elle a rejoint l’entreprise en 2018, juste après sa maîtrise en génie de l’environnement à Polytechnique Montréal.
La plupart des étudiants diplômés à la recherche d’un emploi en conviendront, c’est plutôt utopique de penser trouver quelque chose dans son domaine. Pour Mme Genest, par contre, le poste chez CarbiCrete concorde avec ses études en environnement, mais aussi avec ses connaissances en affaires – elle détient un diplôme de premier cycle en entrepreneuriat durable de HEC Montréal.
« La combinaison des affaires et des technologies propres me convenait à merveille », soutient-elle. Ses compétences ont été mises à profit pour la supervision de l’intégration de la technologie à l’usine de Patio Drummond.
Retenir l’attention : des prix et des investissements
Ceci dit, Patio Drummond n’était pas le premier acteur de l’industrie à remarquer l’innovation de CarbiCrete, loin de là . L’entreprise a non seulement remporté plusieurs prix, figurant à deux reprises dans le palmarès et atteignant la finale du concours , mais aussi attiré un investissement considérable d’une figure majeure du secteur : ().
En 2019, celle-ci a annoncé sa participation à la firme québécoise. Mais d’autres gros noms s’intéressent aussi au produit de CarbiCrete.
« Un important entrepôt de vente au détail nous a demandé 8 000 briques pour un bâtiment qu’il construit en Oregon, confie M. Stern. Et un détaillant de produits de beauté voulait aussi de nos blocs pour un magasin vedette en Floride. » Si CarbiCrete ne pouvait pas satisfaire à ces demandes – elle ne s’occupe pas de la fabrication des produits –, sa réputation en a bien profité.
Son essor en tant qu’entreprise novatrice renforce la perception de plus en plus répandue que le Québec est un carrefour des technologies propres. Héritage de sa longue histoire hydroélectrique façonnée par Hydro-Québec, la province a consacré beaucoup d’efforts à stimuler le développement des technologies connexes. Elle est, par exemple, un chef de file du marché des autobus électriques au Canada, ainsi que dans toute l’Amérique du Nord.
Se greffer Ă une nouvelle industrie et en sauver une ancienne
Au Québec, le secteur des technologies propres compte plus de 350 entreprises, qui représentent près de 9 000 emplois et génèrent plus d’un milliard de dollars en revenus. Tout ceci annonce un avenir prospère dans un contexte où toute la planète constate que l’ensemble des économies doivent prendre le virage vert si l’on veut éviter les conséquences des changements climatiques.
CarbiCrete aura un rôle central à jouer dans cette transition. Dans son secteur d’activité, le potentiel de réduction du CO2 est énorme. L’industrie au complet pourrait en être ravivée.
En 1956, le Québec était le plus gros producteur de ciment au Canada, en fabriquant plus de 1,5 million de tonnes. Et si son voisin l’Ontario a depuis pris la tête de la production au pays, la croissance de ce dernier a stagné, et même baissé dans les dernières années. Au Québec, cependant, le secteur enregistre une croissance à deux chiffres.
L’un des principaux facteurs de cette hausse est l’usine de Ciment McInnis, à Port-Daniel–Gascons, en Gaspésie. Investissement massif – plus de 1,5 milliard de dollars – et controversé, l’usine peut produire 2,2 millions de tonnes de ciment par année, plus que toute autre installation dans la province. Mais elle génère aussi en un an quelque 1,8 million de tonnes de gaz à effet de serre. Voilà le revers de cette croissance.
CarbiCrete, avec son procédé engendrant des économies, séquestrant du carbone et augmentant la résistance du matériau, pourrait bien détenir la clé d’un nouveau modèle d’affaires : un produit lucratif tout en étant bon pour la planète. C’est ainsi qu’il faut s’y prendre pour remplir la promesse de rebâtir en mieux.