Les pérégrinations du crocodile des temps glaciaires
Dotés d’une grande résilience, les crocodiles appartiennent à une lignée vieille de plus de 200 millions d’années. Habiles nageurs, ils peuvent parcourir de longues distances et vivre tant en eau douce qu’en eau de mer. Sur terre, cependant, leurs déplacements sont plus laborieux. On trouve le crocodile américain (Crocodylus acutus) sur les côtes de la mer des Antilles et du Pacifique dans les néotropiques, mais son arrivée dans le Pacifique est antérieure à la création de Panama, selon des .
Il y a plus de 3 millions d’années, la formation de l’isthme de Panama a relié l’Amérique du Nord à l’Amérique du Sud, provoquant des changements dans la circulation océanique planétaire en créant la mer des Antilles. Il s’en est suivi un mélange à grande échelle des espèces sur le continent, et une séparation en mer. Ainsi, les mammifères terrestres d’Amérique du Nord – le mammouth, le tigre à dents de sabre, le cheval, le chameau, etc. – ont envahi l’Amérique du Sud, tandis que d’étranges mammifères comme le paresseux marcheur, le tatou et l’opossum ont migré vers l’Amérique du Nord : c’est le « grand échange faunique interaméricain ». Dans les populations marines, toutefois, l’inverse s’est produit. En effet, de nouvelles espèces de coraux, de palourdes et de poissons se sont développées dans les eaux de l’océan Pacifique et de la mer des Antilles, désormais séparées.
Un groupe de chercheurs mcgillois et panaméens s’est demandé dans quelle mesure les populations du Pacifique et des Antilles étaient différentes les unes des autres, et si ces différences concordaient avec le profil géologique. Les chercheurs croient depuis longtemps que génétiquement, le crocodile américain du Pacifique s’est éloigné suffisamment de son homologue des Antilles pour constituer aujourd’hui une espèce distincte.
« Nous nous attendions Ă dĂ©couvrir des diffĂ©rences gĂ©nĂ©tiques marquĂ©es entre les populations du Pacifique et des Antilles, isolĂ©es l’une de l’autre depuis 3 millions d’annĂ©es », explique JosĂ© Avila-Cervantes, qui vient de terminer son doctorat Ă l’UniversitĂ© Ć˝ĚŘÎ岻ÖĐ sous la direction du PrHans Larsson.
Le génome sous la loupe
Souhaitant vĂ©rifier cette hypothèse, JosĂ© Avila-Cervantes a capturĂ© des individus de plusieurs populations des deux cĂ´tes panamĂ©ennes dans le but de prĂ©lever des Ă©chantillons de sang. De retour Ă l’UniversitĂ© Ć˝ĚŘÎ岻ÖĐ, il a sĂ©quencĂ© les gĂ©nomes, Ă la recherche de lĂ©gères variations de l’ADN. Ă€ la lumière des diffĂ©rences gĂ©nĂ©tiques, il a Ă©valuĂ© la divergence Ă©volutive et le flux gĂ©nĂ©tique entre les populations. L’équipe a ainsi dĂ©couvert qu’en fait, les crocodiles du Pacifique et des Antilles n’étaient sĂ©parĂ©s que depuis 100 000 ans environ.
« Nous sommes bien loin des 3 millions d’annĂ©es attendues, s’exclame le Pr Larsson, directeur du MusĂ©e Redpath de l’UniversitĂ© Ć˝ĚŘÎ岻ÖĐ. Mais, prĂ©cise-t-il, nos observations concordent bel et bien avec la dernière phase interglaciaire de la pĂ©riode glaciaire. »
L’époque glaciaire est constituée de cycles glaciaires-interglaciaires, à savoir des glaciations entrecoupées de périodes relativement tempérées. Pendant ces périodes de réchauffement, le niveau des mers était au-delà de 100 mètres plus élevé qu’aujourd’hui. À l’aide du relevé du niveau des mers pendant la période glaciaire, José Avila-Cervantes a pu reconstituer l’aspect du Panama pendant les périodes de froid extrême et de réchauffement de l’époque glaciaire.
Des migrations côtières qui s’expliquent
« Nous avons constatĂ© avec Ă©tonnement que pendant les pĂ©riodes interglaciaires – plus chaudes –, la quasi-totalitĂ© du Panama Ă©tait submergĂ©e et qu’il y avait entre les cĂ´tes des lagunes saumâtres, de petites rivières et de minces Ă©tendues de terre, relate le chercheur. VoilĂ pourquoi selon nous, les crocodiles ont pu se dĂ©placer sans contrainte entre les deux rivages, ce qui explique que la signature gĂ©nĂ©tique la plus ancienne de leur sĂ©paration remonte Ă cette Ă©poque. » Il existe une seconde signature gĂ©nĂ©tique de sĂ©paration, plus rĂ©cente celle-lĂ , datant d’environ 20 000 ans et coĂŻncidant avec le dernier cycle de glaciation. Ă€ cette Ă©poque, ont observĂ© les chercheurs, le Panama Ă©tait environ deux fois plus large qu’aujourd’hui, ce qui constituait probablement une bonne barrière pour ces crocodiles. « Notre Ă©tude est l’une des premières qui rattache les cycles glaciaires-interglaciaires de la pĂ©riode glaciaire Ă l’鱹´Ç±ôłÜłŮľ±´Ç˛Ô d’un organisme tropical. »
Cela dit, les chercheurs ont observé qu’en dépit des nombreuses périodes interglaciaires, il y avait une certaine divergence génétique entre les populations de chacune des côtes panaméennes. Or, la destruction de leur habitat par l’activité humaine menace cette diversité. « Nous avons eu du mal à trouver des crocodiles établis sur la côte du Pacifique près du canal de Panama », souligne José Avila-Cervantes.
Dans la réserve naturelle de Barro Colorado, située au milieu du canal de Panama, se trouve l’une des populations de crocodiles les mieux préservées de la région. « C’est sans doute en protégeant la population vivant autour de cette île que nous pourrons préserver la signature génétique du crocodile américain de Panama, avance le Pr Larsson. Notre étude met en lumière non seulement la résilience des crocodiles face aux changements climatiques d’un autre temps et leur formidable capacité de survivre aux grands événements géologiques, mais également leur vulnérabilité face aux besoins insatiables de l’être humain, qui altère leur milieu de vie. »
ĚýĂ€ propos de l'Ă©tude L’article « Effect of the Central American Isthmus on gene flow and divergence of the American crocodile (Crocodylus acutus) », par JosĂ© Avila-Cervantes, Carlos Arias, Miryam Venegas-Anaya, Marta Vargas, Hans C. E. Larsson et W. Owen McMillan, a Ă©tĂ© publiĂ© dans la revue . DOI : |
L’UniversitĂ© Ć˝ĚŘÎ岻ÖĐ
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