Aux yeux d’Anaïs Remili, doctorante qui étudie les effets des contaminants environnementaux sur les orques, le confinement de 2020 a eu au moins un bon côté : il lui a donné le temps de créer, avec une amie, le site Web scientifique dont elles rêvaient depuis longtemps.
est un site d’information sur les mammifères marins destiné tant au grand public qu’aux jeunes chercheurs. Depuis son lancement, en mai 2020, il a reçu plus de 200 000 visites. En outre, de jeunes scientifiques du monde entier y participent à titre de collaborateurs.
Le public d’Anaïs s’est élargi grâce à la visibilité que lui procure le site. Ainsi, l’an dernier, lorsqu’un rorqual à bosse s’est aventuré bien loin de son lieu de vie en remontant le fleuve Saint-Laurent jusqu’à Montréal, les médias se sont tournés vers elle pour en savoir davantage sur le phénomène; Anaïs a accordé des entrevues et rédigé .
Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es
La recherche doctorale d’Anaïs porte sur les orques – également appelées « épaulards » – de l’Atlantique Nord. La chercheuse est l’auteure principale d’un article paru en mars dans , qui fait état de concentrations de BPC (biphényles polychlorés) dépassant tous les seuils de toxicité connus dans la graisse de certaines orques d’Islande.
Les BPC ont été interdits il y a des dizaines d’années en raison de leurs effets néfastes sur la santé tant des humains que de la faune. Cependant, une fois dans l’environnement, ces produits chimiques industriels se dégradent très lentement, si bien qu’ils demeurent présents partout et continuent de s’accumuler dans l’organisme des mammifères marins. Comme elles se trouvent tout en haut de la chaîne alimentaire, les orques comptent parmi les animaux les plus contaminés de la planète.
L’orque d’Islande se nourrit principalement de poisson, mais certains « bancs » – petits groupes se déplaçant ensemble – ont, semble-t-il, « adapté leur stratégie d’alimentation » en s’attaquant non seulement aux poissons, mais également aux phoques, explique Anaïs. Menée en collaboration avec Melissa McKinney, professeure au Département des sciences des ressources naturelles, son étude a révélé que les orques ayant une alimentation mixte pouvaient présenter des concentrations de BPC neuf fois plus élevées que les autres, ce qui dépasse largement les taux mesurés antérieurement.
Actuellement, Anaïs travaille au volet suivant de sa recherche : elle décrypte la « signature » des acides gras présents dans la graisse des orques de l’ensemble de l’Atlantique Nord afin de déterminer la place qu’occupent les mammifères marins et les poissons dans leur alimentation.
« Au sujet de l’exposition remarquablement forte des orques aux BPC, notre étude braque les projecteurs sur un élément négligé jusqu’à maintenant, et pourtant fondamental : les concentrations de contaminants peuvent varier notablement d’un individu à l’autre dans une même population, selon leurs proies de prédilection », explique la Pre McKinney, titulaire de la Chaire de recherche du Canada (niveau 2) sur les perturbations écologiques et les agresseurs environnementaux. « Il faut donc tenir compte des réalités écologiques individuelles afin de bien cerner la menace que présentent les contaminants environnementaux pour l’ensemble de ces mammifères marins vulnérables. »
Une fascination de longue date
Anaïs, qui a grandi dans les Alpes françaises, est fascinée par les baleines depuis sa plus tendre enfance. « Je pense que tout a commencé avec les films de la série , dit-elle. Chaque fois que nous allions à la mer en famille, j’étais folle de joie et je n’avais qu’une idée en tête : aller voir des dauphins et des baleines. »
Après avoir passé une année au Michigan dans le cadre d’un échange étudiant pendant ses études secondaires, Anaïs a obtenu un baccalauréat en biodiversité en France, puis a participé à des recherches sur les mammifères marins de la Méditerranée lors d’un stage d’été réalisé grâce à une fondation italienne.
Elle a ensuite obtenu une maîtrise en dans le cadre du programme européen Erasmus Mundus, qui l’a amenée à étudier aux universités de Liège, de Bordeaux et du Pays basque espagnol.
C’est en Espagne qu’elle a découvert l’« écotoxicologie », soit l’étude des effets des substances toxiques sur les écosystèmes. « J’ai eu un véritable coup de cœur pour la recherche sur les polluants et la toxicologie, nous confie-t-elle. J’ai décidé d’en faire mon domaine d’étude. »
Anaïs a également fait un stage dans un laboratoire de l’Université de Louisville, où elle a étudié l’effet du chrome sur les cellules du rorqual à bosse; cet été-là , elle a passé quelques semaines dans le golfe du Maine pour recueillir des échantillons de biopsie.
De retour à l’Université de Liège, en Belgique, elle a donné suite à la suggestion d’un professeur, qui lui proposait de présenter un mémoire sur les polluants présents chez le rorqual à bosse de l’hémisphère sud en étudiant des échantillons de graisse provenant d’individus de l’Antarctique. Une année plus tard et après de multiples allers-retours entre Liège et Anvers, où était situé le laboratoire d’analyse spécialisé, elle mettait le point final à son mémoire de maîtrise.
Anaïs a remporté le prix du meilleur mémoire dans son programme, en plus d’arriver en première place pour la qualité de ses travaux.
La filière mcgilloise
Anaïs souhaitait continuer d’étudier les baleines au doctorat, toujours en écotoxicologie, mais encore fallait-il trouver le bon laboratoire. Ce n’était pas une mince affaire, puisqu’il y en a très peu dans le monde qui se spécialisent dans ce domaine. Elle s’est adressée à Jean-Pierre Desforges, chercheur postdoctoral qu’elle avait rencontré au Danemark. Il l’a mise en rapport avec la Pre Melissa McKinney, qui venait d’être embauchée à ƽÌØÎå²»ÖÐ et était justement à la recherche d’un doctorant.
« Je me suis dit que c’était vraiment une occasion inespérée, et je savais que j’allais travailler sur les contaminants des superprédateurs, se rappelle Anaïs. Lorsque j’ai appris que mes recherches allaient porter sur les contaminants de l’orque de l’Atlantique Nord, je jubilais. C’était le rêve! »
Elle a fait des pieds et des mains pour obtenir son permis d’étude, qu’elle a décroché juste à temps pour déménager à Montréal et commencer ses recherches à ƽÌØÎå²»ÖÐ en janvier 2019.
Dès le début, la Pre McKinney a suggéré à Anaïs de collaborer également avec Robert Letcher, d’, qui avait été son propre conseiller pendant son doctorat. Spécialiste de renom dans ce domaine, il agit actuellement comme codirecteur de thèse auprès d’Anaïs. D’ailleurs, Robert Letcher et Jean-Pierre Desforges, aujourd’hui boursier postdoctoral à ƽÌØÎå²»ÖÐ, font partie des auteurs du récent article d’Anaïs et de Melissa McKinney sur les orques d’Islande.
Deux langues pour vulgariser la science
À l’instar de nombreux jeunes scientifiques, Anaïs a découvert les joies de la vulgarisation. Le partage de connaissances avec le grand public est agréable en soi, estime-t-elle, mais il amène également les chercheurs à s’interroger sur l’utilité réelle de leurs travaux non seulement pour les initiés, mais aussi pour le commun des mortels.
Peu après son arrivée au campus Macdonald, Anaïs a participé à un atelier animé par des agents de communication de l’Université, qui expliquaient aux jeunes chercheurs comment mettre un article scientifique à la portée du grand public.
Anaïs a tâté de la vulgarisation scientifique une première fois en participant à un concours commandité par l’Institut nordique du Québec, où des étudiants aux cycles supérieurs doivent présenter leur projet de recherche arctique en cinq minutes. Elle a remporté le volet québécois (en français), puis la finale internationale (en anglais), qui se déroule dans le cadre de l’ à Reykjavik, en Islande. « C’est vraiment à ce moment-là que j’ai commencé à faire de la communication scientifique », précise-t-elle.
Grâce à l’appui d’un organisme interuniversitaire, le , Anaïs a également obtenu une subvention du Fonds de recherche du Québec pour tourner un documentaire sur les travaux qu’elle mène sur les orques d’Islande. Le tournage devait avoir lieu à l’été 2021, mais comme les restrictions de la santé publique étaient encore en vigueur, « on dirait bien que le projet a été un brin retardé », dit-elle.
Une ville « formidable »
Bien qu’elle ait hâte de recommencer à voyager, Anaïs est heureuse d’étudier à Montréal. « Montréal est une ville formidable, lance-t-elle. C’est l’une des villes les plus agréables où j’ai vécu… et j’en ai habité beaucoup. »
Au terme de son séjour au Michigan, Anaïs était parfaitement bilingue, ce qui lui a « ouvert bien des portes ». Montréal offre cette possibilité-là aux étudiants internationaux, fait-elle observer. « C’est l’occasion rêvée d’apprendre ou de perfectionner le français comme langue seconde. »
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Lors d’un , Anaïs a présenté ses travaux sur l’orque.